Alors que l’affaire Kerviel a trouvé ce week-end un dénouement provisoire avec l’incarcération de l’intéressé, on peut encore lire ici et là des déclarations de colère et d’incompréhension.
Voici les éléments de réponse aux arguments qui reviennent le plus souvent.
Mon but n’est pas de convaincre les défenseurs aveugles du trader, moins encore de défendre la banque (j’ai autre chose à faire dans la vie), mais d’éclairer tous ceux qui s’interrogent et en arrivent à douter de la justice, des politiques et des banques à cause de cette affaire. Non, tout n’est pas pourri. La justice n’est ni folle ni à la botte, elle avait des raisons de juger comme elle l’a fait. Quant à la banque, elle est au minimum coupable d’une effroyable négligence, mais là encore, il faut se garder de sombrer trop vite dans le complotisme absurde. Ce qui me révolte dans le traitement médiatique approximatif de ce dossier, c’est qu’il contribue à alimenter un dégout généralisé pour les institutions, sur la base d’éléments parfaitement erronés et de simplifications hâtives. Ceux qui font cela, politiques et médias, portent une très lourde responsabilité dans le climat actuel de défiance. Non seulement ils agitent de faux ennemis, mais ils empêchent de lutter contre les vrais problèmes.
Voici donc quelques éléments pour éclairer un dossier plus simple et moins scandaleux qu’on ne le croit :
1 » La banque soutenait son trader tant qu’il gagnait et l’a lâché quand il a perdu ». Faux. Entre mars et juillet 2007, le trader investit 30 milliards d’euros sur les marchés. Sa position début juillet est perdante à hauteur de plus de 2 milliards. Si la banque savait, alors c’était le moment de stopper le trader. Elle ne l’arrêtera que le 18 janvier suivant en raison d’une série d’alertes que JK ne parviendra pas, cette fois, à désactiver.
2 « Quand j’ai 300 euros de découvert la banque m’appelle et là elle n’aurait pas vu passer les 50 milliards, de qui se moque-t-on ? » On ne se moque de personne, simplement cette comparaison est erronée. En réalité, c’est comme si le client était plus compétent en matière financière que son conseiller, entrait lui-même ses opérations dans les systèmes de la banque, pouvait changer la nature des opérations, en inventer de fausses pour dissimuler les vraies etc…Quant aux montants concernés, ils sont faramineux mais doivent être mis en contexte avec l’activité d’une banque internationale où travaillent des centaines de traders. Les sommes brassées collectivement, pour compte propre et pour les clients, se chiffrent en centaines de milliards.
3 « La justice est folle, elle condamne à des montants absurdes ». En droit français, dans le cas de figure concerné (dommage volontaire aux biens), on considère que le préjudice doit être réparé intégralement. Sauf qu’ici le montant du dommage, c’est-à-dire de la perte de trading, est faramineux. L’application de la règle de droit aboutit donc à un effet aberrant. C’est la perte qui est folle, pas la justice qui essaie de traiter comme elle peut les pathologies en perpétuelle évolution de la société.
4 « Le préjudice a été calculé par la banque, aucune expertise indépendante n’est venue confirmer l’existence ni le montant de la perte alléguée ». En effet, il n’y a pas eu d’expertise indépendante. Juste des montagnes de documents examinés par la commission bancaire et les commissaires aux comptes et versés au dossier, autrement dit placés entre les mains de deux juges d’instruction de la galerie financière. Alors on peut toujours se demander qui contrôle le contrôleur, mais c’est un questionnement infini.
5 « Jérôme Kerviel n’a pas eu droit à un procès équitable ». Variante : » justice expéditive, enquête bâclée, système judiciaire aux ordres du grand capital ». En réalité, il y a eu une enquête de la brigade financière, puis deux juges d’instruction dont Renaud Van Ruymbeke, puis trois juges spécialisés dans ce type de dossiers lors du premier procès devant le tribunal correctionnel de Paris pendant un mois en 2010, puis trois autres juges spécialisés devant la cour d’appel de Paris pendant un mois en 2012, puis la Cour de cassation dans une formation élargie. Par ailleurs, le trader s’est offert les services des meilleurs avocats de Paris. J’ajoute que les procès ont eu lieu en public devant des dizaines de journalistes, s’il y avait eu un scandale à révéler, ils l’auraient fait avec délectation ! Il n’y a pas que le public qui déteste les banques.
6 « Le système est pourri, la banque manipule tout, les médias, les politiques, le gouvernement etc… ». Si la banque avait autant de pouvoir, elle n’aurait pas laissé le trader et ses supporters se répandre dans tous les médias comme ils l’ont fait ces dernières années jusqu’au point d’orgue qu’à constitué le show invraisemblable du week-end. Si la banque verrouillait tout, jamais Kerviel n’aurait été suivi en live par BFM TV. Il n’aurait pas non plus accédé au Journal de 20 heures. Jamais ses supporters, comme Roland Agret par exemple, n’auraient pu se répandre en invectives. Jamais Eva Joly ni Jean-Luc Mélenchon ne lui auraient tapé dessus à bras raccourcis en toute impunité. Jamais la Cour de cassation n’aurait procédé à un revirement de jurisprudence en décidant finalement de revenir sur le principe de la réparation intégrale du préjudice. Jamais Jérôme Kerviel n’aurait pu se promener tranquillement sur les routes d’Italie sous l’oeil complaisant des médias alors que sa condamnation était devenue définitive. Et jamais non plus je n’aurais pu sortir un livre sur cette affaire sans avoir à aucun moment informé officiellement la banque de mon enquête. A y regarder de près, la banque est plutôt d’une incroyable impuissance médiatique, politique et judiciaire dans cette affaire.
7 « Société Générale savait et l’a encouragé, c’est elle qui est responsable, lui n’est qu’un lampiste » : si ses supérieurs lui ont dit « vas-y Jérôme, tu es génial, fonce, mais tache de ne pas attirer l’attention des contrôles », alors pourquoi cache-t-il son gain de 600 millions fin juillet ? Cacher ses activités, à la rigueur, ses pertes, certainement, mais ses gains ? Alors que justement on l’encourage à faire ça, on le pousse à faire n’importe quoi pour gagner toujours plus, selon ses propres dires ? Et pourquoi cache-t-il le gain de 800 millions fin novembre (Total 2007 : 1,4 milliards d’euros) ? Et pourquoi, alors qu’ils sont au courant, ses supérieurs ne jugent pas utile d’enregistrer ce gain miraculeux dans les comptes 2007, ni de l’annoncer à la direction, et même pas de demander des bonus en conséquence ? Réponse la plus plausible : parce qu’ils ignorent tout des activités parallèles et occultes du trader. Ce que confirme le fait que Jérôme Kerviel se donne un mal fou pour dissimuler ses activités et ne demande pas de bonus proportionnel à ce gain mirifique, mais un bonus indexé sur son résultat officiel de 50 millions. Il sera découvert début janvier pour avoir maladroitement dissimulé son gain de 1,4 milliards alors que la banque au même moment ne voit rien de la position de 50 milliards qu’il est en train de construire…
8 « L’affaire est bonne pour l’image de la banque ». Au contraire, elle est calamiteuse. Car pour le monde de la finance, c’est la preuve qu’elle a des failles de contrôle interne et qu’un autre scandale de même nature peut surgir n’importe quand. Non seulement la banque aurait pu disparaître ou être absorbée par une concurrente lorsqu’elle a annoncé le sinistre, mais l’affaire a si durablement nuit à l’établissement que pendant la crise de la dette souveraine au cours de l’été 2011 son titre a chuté plus que celui des autres banques françaises. Les analystes financiers à l’époque ont avancé la perte de confiance durable consécutive à l’affaire Kerviel pour expliquer le phénomène.
9 « Certains témoins ont été écartés sans explication par la justice ». Les témoins présentés en appel l’ont été dans des conditions procédurales très discutables et surtout ils n’apportent aucun témoignage direct et ni aucun élément matériel. Juste des supputations fondées sur leur connaissance de la finance pour certains, de la Société Générale pour d’autres. Malgré cela, trois d’entre eux ont été entendus, tandis que le témoignage écrit du quatrième a été versé au dossier.
10 « Tout le monde sait que la thèse de l’aveuglement ne tient pas ». J’ai été interroger les professionnels de la finance qui s’élevaient publiquement pour soutenir cette thèse. Ils n’ont rien de plus à dire que « c’est pas possible ». L’un d’entre eux m’a confié qu’à son avis, la banque avait passé un deal avec JK et lui avait ouvert un compte dans un paradis fiscal dont il bénéficierait en sortant de prison. Je vous laisse juges…Personnellement, quand j’observe la détermination avec laquelle le trader attaque son ancien employeur en particulier et la finance en général, j’ai du mal à penser que tout ceci serait une comédie orchestrée de concert par les deux adversaires. Voilà ce qu’il y a derrière les fameux « professionnels de la finance qui n’osent pas témoigner à visage découvert mais seraient détenteurs d’informations prouvant l’innocence du trader » : des doutes, des supputations, des interrogations et surtout une belle envie de faire parler de soi en montrant que, hein, bon, on est malin, on ne se laisse pas enfariner.
11 « Ses supérieurs ont été grassement payés pour se taire ». Non. Le management ne pouvait pas rester en place après une telle catastrophe. Certains ont démissionné, d’autres ont été licenciés. Dans les grands groupes, il est d’usage de transiger, autrement dit de verser au salarié plus que ce qu’il lui est dû pour qu’il parte sur le champ (ce qui évite de garder un poids mort et permet d’embaucher un productif) et s’abstienne d’aller aux prud’hommes. Ces transactions contiennent classiquement une claude de confidentialité concernant les termes de l’accord. Clauses qui ne s’opposent en rien à un témoignage en justice dans une affaire pénale.
12 « La banque a dénoué les positions de Kerviel en urgence dès le lundi matin et aggravé les pertes artificiellement. Si elle avait attendu, elle aurait gagné de l’argent grâce à Kerviel ». Faux. Le président de la banque, Daniel Bouton à l’époque, a informé dès le dimanche 20 janvier l’AMF et la Banque de France de la situation. Ses autorités de tutelle lui ont donné jusqu’au jeudi suivant 9 h pour dénouer la crise et en informer le marché. La position était illégale et mortelle pour la banque, ce qui imposait de la couper dans les plus brefs délais et dans la plus absolue discrétion car à la moindre fuite, la planète financière aurait joué contre Société Générale et risqué de tuer la banque.
Et pour finir, je vous invite à lire cet article salutaire de Pascale Robert-Diard du Monde sur la pantalonnade de ce week-end.
L’investigation journalistique face à la justice
C’est un débat très intéressant qui s’est déroulé hier dans l’émission Le Secret des sources sur France Culture. Le thème en était : Les journalistes face aux valises de billet, comment enquêter sur la corruption ? Pour débattre, trois invités :
– Laurent Mauduit, co-fondateur de Mediapart, auteur de Tapie, le scandale d’Etat, Stock
– Fabrice Lhomme, journaliste au Monde pour French Corruption avec Gérard Davet, Stock
– Mathieu Delahousse, grand reporter à RTL qui vient de sortir avec Thierry Lévêque Cache Cash, Flammarion.
Mais revenons à l’émission. Celle-ci aborde la question de la coexistence entre l’enquête journalistique et la procédure judiciaire.
Les journalistes sont en effet souvent accusés de mener des instructions parallèles qui perturbent le cours de la justice. Ils enquêtent, jugent, condamnent ou mettent hors de cause. L’avocat Fabrice Lorvo, chroniqueur habituel du Secret des sources, commence par rappeler sur ce délicat dossier que l’on parle de sujets d’intérêt public relevant de la liberté de l’information. Cela étant, cette liberté n’est ni générale ni absolue, elle entre en concurrence avec d’autres libertés. Les enquêtes peuvent avoir un impact sur les personnes et sur le fonctionnement de la justice. Il propose donc de distinguer trois temps dans le cours judiciaire correspondant à ses yeux à trois réactions souhaitables de la presse.
Premier temps : l’affaire n’est pas encore entre les mains de la justice, le travail journalistique est tout à fait légitime, il peut favoriser le déclenchement de l’action judiciaire, car le journaliste choisit son sujet, tandis que le juge doit être saisi. Mais il faut respecter les droits de la personne.
Deuxième temps : une instruction est en cours. Selon l’avocat, la presse doit alors se tenir en retrait, et ne pas mener d’instruction parallèle. Il faut là encore respecter les droits de l’individu, à commencer par la présomption d’innocence, mais aussi le droit à un procès équitable. Un procès est-il équitable si tous les jours un article ou un livre conclut à la culpabilité de l’intéressé ? Au-delà du droit des personnes, le traitement médiatique peut avoir un impact sur la justice elle-même. Si l’issue judiciaire d’une affaire est différente de la conclusion médiatique, cela peut être interprété par le public comme un manque d’indépendance de la justice.
Troisième temps : la justice a terminé son travail. La presse retrouve une liberté totale, à condition de ne pas jeter le discrédit sur la décision de justice. L’avocat note toutefois que le J’accuse de Zola montre que la presse peut aller plus loin. (Pour mémoire, Zola publie son célèbre article dans l’Aurore le 13 janvier 1898, soit 4 ans après la condamnation du capitaine Dreyfus, mais surtout deux jours après que l’armée ait tenté d’enterrer l’affaire en acquittant le véritable coupable, Esterhazy, lors d’un conseil de guerre. On se replongera utilement dans l’excellent développement qu’y consacre wikipedia ).
Sans surprise, les journalistes présents ont marqué un franc désaccord avec la vision de l’avocat. Cela étant, ils ont avancé des arguments qui nourrissent à mon sens un débat fort intéressant. On voit bien en effet que s’affrontent ici le souci légitime d’une justice sereine, défendu par l’avocat, versus le tout aussi légitime souhait des journalistes de protéger la liberté d’informer.
Pour Laurent Mauduit de Mediapart, les journalistes ne sont pas des juges, ils produisent des enquêtes qui n’ont rien à voir avec la justice. Même lorsque la justice est saisie, le devoir du journaliste est de continuer ses enquêtes, de montrer comment la justice avance, de s’assurer qu’elle ne se trompe pas. Et de rappeler qu’il arrive que la presse dispose d’éléments que la justice n’a pas. C’est le cas dans le volet fiscal du dossier Tapie, Mediapart a sorti des informations qui lui ont été par la suite réclamées par les juges en vue de les vérifier. Mathieu Delahousse de RTL s’inscrit dans la droite ligne de son confrère et ajoute que les journalistes n’ont pas les mêmes lunettes que les juges. Les magistrats, explique-t-il, sont dans leur carcan de règles pénales et de procédure pénale, tandis que la presse a un autre regard. Ainsi dans l’affaire de l’UIMM, journalistiquement il y avait des choses à dire sur un pan d’histoire française que la justice n’est pas parvenue à saisir. Fabrice Lhomme pour sa part est encore plus radical que ses confrères. Il nous est indifférent de savoir si le sujet sur lequel nous enquêtons est entre les mains de la police ou de la justice, cela ne nous regarde pas, assène-t-il. On est journaliste, on enquête, on éclaire le public. En tout état de cause, s’il existe une procédure, il est de notre devoir de l’examiner, de voir comment elle est conduite et d’en informer les citoyens. Et le journaliste de citer la publication des enregistrements dans l’affaire Bettencourt qui a permis à la justice d’avancer.
Note : Pour ceux qui ne voudraient entendre que l’extrait de l’émission dont je rends compte, France Culture y dédie un podcast spécifique qui dure 8 minutes. C’est le premier extrait sur la page dédiée à l’émission.