Le réel me lasse. Voici donc un conte pour commencer l’année. Très belle année à tous !
Cela arriva un soir sans crier gare. On retrouva des milliers de mots échoués au bas des pages des livres et des magazines. C’était une étrange épidémie. « On dirait des baleines échouées », commenta un marin rêveur qui fumait sa pipe. Seulement voilà, les baleines échouées, on les remet à la mer, mais les mots effondrés, on en fait quoi ? Quelques écrivains et journalistes retroussèrent leurs manches et tentèrent de remonter les mots en haut des pages. Rien à faire, ils retombaient en bas. On appela des imprimeurs et même des typographes. Ils se penchèrent sur les tas de mots inertes, tels de vieux magiciens observant des grimoires. « On n’a jamais vu ça !» lancèrent-ils en choeur avant de s’en aller en levant très haut des bras au ciel. Et les mots hissés sur les pages continuaient de tomber en bas. Plus personne ne pouvait écrire de phrases, elles s’effondraient lamentablement, dans un impossible fatras de mots, de points et de virgules. On courut dans les bibliothèques ouvrir des centaines de livres. C’était toujours pareil, les pages étaient blanches, et les mots qui avaient servi à les écrire reposaient en bas, sous forme de tas. Il était devenu impossible d’écrire. Heureusement on pouvait encore parler. C’était bien embarrassant quand même car beaucoup de choses se font par écrit. On ne pouvait plus fixer les histoires, ni signer de contrats, ni rédiger d’affiches. Partout les mots s’effondraient.
Soudain, quelqu’un eut une idée. Il y avait longtemps de cela, la légende disait que les mots étaient nés d’une mère, la pensée, qui les avait choyés et distribués aux hommes. Elle en inventait de toute formes et de toutes couleurs et les semait aux vents. C’est ainsi qu’étaient nées les langues. Au début, la mère des mots aimait dessiner, c’était quand elle était toute jeune. Elle avait tracé des oiseaux, des hommes à tête de chiens, des scarabées et des bateaux toutes voiles dehors. Puis elle s’était amusée à inventer un langage à elle, qui ne ressemblait à rien de connu dans le monde réel et qu’elle déclinait à l’infini. Elle cherchait toujours la plus jolie façon d’exprimer les choses et n’était jamais satisfaite. Elle jouait avec les formes, les sons. Un jour, lassée sans doute, elle avait cessé et on ne l’avait plus revue. Les mots avaient commencé leur vie propre, les hommes s’en étaient emparés et tout avait fort bien prospéré jusqu’à ce jour funeste où les mots s’étaient effondrés. « Ils sont malades, ou fatigués ou les deux », diagnostiqua une vieux sage vêtu d’un curieux manteau bleu étoilé. Mais personne ne l’écoutât. Les spécialistes estimaient que c’était un problème d’attraction terrestre. On proposa de retourner les livres. En vain, les mots retombèrent en bas des pages, autrement dit en haut. Et réciproquement. D’autre invoquèrent l’humidité, la pression atmosphérique, un poison inconnu qui se diffuserait dans le papier. On fit des tests et des analyses. Et puis on refit encore des tests. Toujours en vain. Personne ne comprenait rien. La vie sans écrit devenait sacrément compliquée.
Alors quelqu’un eut l’idée d’aller chercher le sage au manteau bleu étoilé. Il vivait seul dans un phare où il tournait abondamment en rond, « ça m’aide à réfléchir » disait-il, et il tournait, la tête penchée en avant, les mains dans le dos, sa longue robe trainant sur le parquet. « Les mots sont malades », déclara-t-il à la foule venue le consulter. « Ils sont malades par votre faute », cria-t-il en pointant un doigt accusateur. Les gens se regardaient effarés et vaguement inquiets. « Avez-vous noté, reprit-il, que certains mots demeurent accrochés à leur place sur les pages ? » On avait constaté en effet que des mots tenaient en place, des mots surannés, si peu employés qu’on n’était pas bien sûr de connaitre leur sens. Et cela ajoutait au mystère. « Les bavards en tous genres ont finit par abimer les mots à force de les user souvent et parfois de les torturer. Certains sont tout simplement fatigués et sur le point de mourir. D’autres blessés. Il y en a même qui ont perdu leur sens ». Le sage se tut et se remit à tourner. Plus vite. Sa longue robe balayait le sol et faisait voler une drôle de poussière dorée. Tout le monde l’observait en silence. On ne savait que faire, rester, partir ? Le problème n’était pas résolu. Il fallait que le sage explique comment soigner les mots. C’est là que Balthazar – c’était son nom – s’arrêta brusquement. « Il faut aller chercher d’urgence Dame Pensée ! Vite, courez ! » Les gens se regardèrent. Ils voulaient bien courir chercher Dame Pensée, mais c’était qui d’abord Dame Pensée et on la trouvait où ? Balthazar tendit le doigt vers le mur : une carte lumineuse apparut. On y reconnaissait la région et tout au bout du bout, en un lieu que nul n’avait jamais osé explorer une croix désignait la demeure de Dame Pensée. C’était la reine déchue du royaume du Savoir, vaincue il y a des années de cela par la sorcière de la communication nommée Dame Com. « Elle seule connait le remède pour soigner les mots, trouvez-là et apportez-lui les mots malades, accidentés et même les mourants. Sauvez les mots ! » hurla Balthazar. Puis il s’effondra épuisé au milieu de son phare dans un bruissement d’étoffe et un nuage d’or.
Le soir-même une troupe s’en allât chercher la maison de Dame Pensée. On avait chargé les mots les plus gravement malades sur des chariots en considérant que, quelle que soit l’humeur de cette dame, elle ne pourrait pas laisser les mots mourir devant sa porte. Le voyage fut moins long et compliqué que prévu. On parvint en moins d’une semaine à la lisière de la terre inconnue où surgissait au loin sur un promontoire rocheux le château à moitié en ruine de Dame Pensée. Mais au moment d’approcher, la troupe fut accueillie par une armée. On crut d’abord qu’il s’agissait de la garde de Dame Pensée. En réalité, c’était un bataillon posté par Dame Com pour interdire l’accès à son ennemie de toujours. Quelqu’un se rappela alors que Balthazar avait délivré un conseil incompréhensible mais qu’on avait noté. « Si buisson d’armes du rencontres, souffle fort à l’encontre ». La foule souffla. Et le bataillon s’évanouit. Dame pensée, vint à la rencontre des visiteurs. C’était une petite dame replète avec un bonnet pointu qui lui donnait des allures de gentille fée. Elle ne salua pas le chef qui s’avançait vers elle, mais courut en poussant des hauts cris vers les charrettes. « Mes enfants, qu’est-il arrivé à mes enfants ?! » Les mots avaient en effet un aspect pitoyable. Le voyage ne les avait pas arrangés. Empilés les uns sur les autres, affligés de blessures diverses, ils gémissaient à coeur fendre. « Dame Com a osé abimer les mots. Saleté ! », murmura Dame Pensée puis elle cria : « Portez les à l’intérieur. Un par un. Qu’est ce qui m’a fichu cette charrette infernale ! Les mots sont rares, précieux, il faut les traiter comme des princes. Sans eux l’homme n’est rien de plus qu’une bête ! »A l’intérieur, on improvisa un hôpital de campagne. A gauche, la salle de chirurgie pour réparer les mots blessés, à droite la salle de remise en forme pour revigorer les mots usés. Au premier étage enfin, on poussa le lit de Dame Pensée pour installer une dizaine de petites bassines. Personne n’osa demander à quoi cela pouvait bien servir. Dans la salle réservée aux mots blessés, des typographes s’activaient. Leur travail, d’une grande minutie, consistait à restaurer les mots en reconstituant les lettres qui les composent avec un mélange d’encre et de papier mâché. Le programme pour soigner les mots usés consistait à les confier à des poètes qu’on avait convoqués en urgence. Ils avaient la lourde tâche d’effacer l’usure des mots pour leur rendre toute leur fraicheur. A l’étage Dame Pensée s’occupait en personne des mots qui avaient perdu leur sens. Soit on leur avait volé, soit eux-mêmes l’avait oublié à force d’être utilisés à tort et à travers. Sur un étagère, plusieurs flacons étranges étaient alignés. On pouvait lire sur les étiquettes : grec, latin, arabe, et tout un tas d’autres provenances. Dame Pensée installait le mot dans la baignoire, puis s’emparait sans hésiter d’un flacon qu’elle versait sur sa tête. Et c’était comme un baptême. Le mot, ragaillardi, bondissait de la baignoire et criait joyeusement : je sais qui je suis !
Trois mois plus tard, tous les mots se tenaient devant la porte, guéris et joyeux, et Dame Pensée les observait avec tendresse. Ceux qui les avaient amenés venaient les reprendre dans des charrettes qu’ils avaient recouvertes de velours et paré d’or car ils avaient enfin compris que les mots étaient précieux. Dame Pensée leur donna une ultime consigne : déposez les doucement dans les livres et laissez-leur la nuit pour se réhabituer. Demain matin si tout va bien ils seront de nouveau solidement accrochés sur les pages. « Pourrons-nous passer la garde de Dame Com sans danger », interrogea la foule ? « Soufflez dessus, le pouvoir de Dame Com n’est qu’un mirage ». L’armée était pourtant impressionnante. Des centaines de soldats dressaient leurs armes. Il y avait la garde rapprochée de Dame Com, puis l’infanterie du marketing et la cavalerie de la publicité. La foule souffla et les armées s’évanouirent en une fumée épaisse et poisseuse qui fit tousser tout le monde. Le lendemain, les mots avaient regagné les livres et tout était rentré dans l’ordre.
Affaire Sauvage : les médias élevés au rang de cour suprême
Il est des événements d’actualité qui portent en eux, plus que d’autres, une valeur de symbole. Ainsi en est-il de l’affaire Jacqueline Sauvage. Condamnée à 10 ans de prison pour avoir, en 2012 et au terme de 47 ans de vie commune, tué de trois coups de fusil dans le dos son mari, un homme violent et alcoolique, Madame Sauvage a fait l’objet d’une grâce présidentielle totale le 28 décembre. Cette grâce lui a permis de sortir de prison hier. Pourquoi deux cours d’assises successives ont-elles refusé de retenir la légitime défense ? Parce que celle-ci doit répondre à un péril imminent et que la justice a considéré que tirer trois balles dans le dos d’un homme assis n’entrait pas dans ce type de scénario. Jugée une première fois en octobre 2014, elle est condamnée à 10 ans de prison. La peine sera confirmée en appel en décembre 2015.
Associations, comités de soutien, pétition
C’est alors que ses deux avocates qui ont compris le parti qu’elles pouvaient tirer du contexte social – plus de 200 000 femmes victimes de violences chaque année – présentent une demande de grâce à François Hollande. Le mécanisme désormais classique s’enclenche : hurlement des associations, création de comités de soutien, mobilisation de personnalités politiques et du show bizz (de l’actrice Eva Darlant à l’incontournable Jean-Luc Mélenchon dont le costume de Zola est toujours à portée de main), pétition (plus de 300 000 signatures). Le scénario ne serait pas complet sans la traditionnelle proposition de loi plus-jamais-ça. Elle est déposée par Valérie Boyer qui souhaite élargir la notion de légitime défense, laquelle pourrait être « différée » en raison de l’état de danger permanent dans lequel se trouvent les femmes victimes de violences. Le 31 janvier, François Hollande accorde une grâce partielle qui réduit la peine restant à courir à 2 ans. (Voir, pour une analyse juridique méticuleuse, cet article).
Une première demande de remise en liberté est rejetée en août 2016. La décision de rejet est confirmée en appel. En substance, les juges considèrent que Jacqueline Sauvage se pose en victime au lieu d’admettre sa culpabilité et considèrent qu’elle doit rester en prison. Nouvelle mobilisation médiatique, pétition….La deuxième fois sera la bonne. Le 28 décembre dernier, François Hollande accorde une grâce totale à Jacqueline Sauvage.
On a mis une bombe dans le système judiciaire
On ne saurait imaginer cas plus « pur » pour incarner la dérive qui frappe le domaine judiciaire depuis quelques années. Des affaires plaidées dans les journaux, il y en a toujours eu. Des populations criant « à mort » contre un jugement trop clément ou bien au contraire qui insultent la justice pour une peine trop sévère, ce n’est pas nouveau. Ce qui l’est en revanche, c’est l’ampleur du phénomène qui est en passe de devenir un mode de fonctionnement habituel autant qu’une bombe sur le point de faire exploser nos institutions si l’on n’y prend garde.
En première analyse, la cause est aussi juste que séduisante. Comme la tentation est forte en effet de faire de Jacqueline Sauvage le porte-drapeau des femmes battues, l’emblème d’une époque que l’on décide révolue, de la libérer – faute d’avoir pu la faire acquitter – au nom de toutes les femmes battues passées, présentes et futures. Et comme il est enthousiasmant de profiter de cette histoire édifiante et de l’émotion qu’elle suscite pour faire adopter une grande loi de protection des femmes. Médiatiquement, l’affaire est vendeuse. Elle plait, elle est facile, émouvante, suscite ce qu’il faut de révolte chez le lecteur pour agir et se sentir utile. Quelle claque en même temps se plait-on à infliger aux élites qui n’ont rien compris, à cette incarnation du vieux monde, de la domination du mâle blanc. Oui vraiment, avec Jacqueline Sauvage, c’est une nouvelle ère qui s’ouvre. Demain c’est sûr, plus aucune femme ne sera battue. Le peuple veut du changement et le président (j’allais écrire « le monarque ») l’a entendu. Il a gracié. Une femme injustement condamnée est enfin libre et va terminer l’année chez elle, auprès de ses filles. Quant à tous ces magistrats couverts de pourpre et d’hermine qui ne comprennent rien à la vie et ne font que préserver un vieil ordre vermoulu, ils ont pris le grand coup de pompe dans le cul qu’ils méritaient.
Le populisme c’est le peuple contre le peuple
Il n’y a qu’un malheur, aurait dit à ce stade un avocat célèbre, c’est qu’ici, et c’est en cela que le cas est pur et parfait, le peuple à travers son monarque a donné un coup de pied au cul…… du peuple. Car ce sont des jurys populaires qui, par deux fois, ont considéré que Jacqueline Sauvage n’était pas en état de légitime défense. La seule différence entre le peuple médiatique révolté qui a signé la pétition et celui qui a jugé Jacqueline Sauvage, c’est la compétence pour se prononcer sur le dossier. Le premier a réagi à l’émotion que l’on a suscité délibérément chez lui, il ne connait ni la femme accusée, ni l’affaire. Il ne sait rien d’autre que ce qu’on daigne lui dire pour l’exciter. Le deuxième, lui, a passé des jours entiers à écouter la description des faits, l’intéressée elle-même, les témoins, les experts et a pris une décision sur la base de ces éléments. Avec au fond de l’âme le sentiment du poids extrême de la responsabilité qui s’attache à ce type de décision. Une responsabilité sans comparaison possible avec la révolte artificiellement fabriquée par des manipulateurs d’opinion et qui ne dure que le temps de signer une pétition.
Ainsi va le populisme, sous couvert de défendre le peuple contre les élites, il ne fait jamais que jouer le peuple contre le peuple. On le savait en politique. On le découvre dans la justice. Derrière l’apparent progrès de la lutte contre les violences faites aux femmes, se dissimule un vrai recul de civilisation. Un lacanien ici soulignerait à quel point il est troublant que celui-ci s’incarne dans un dossier qui a pour nom « sauvage ». Tirer dans le dos d’un homme assis, ce n’est pas de la légitime défense. Exciter une foule pour casser une décision de justice, ce n’est pas de la justice mais un retour à la barbarie. Il est affligeant que François Hollande ait ainsi donné à penser qu’il suffisait de gagner ce procès hautement injuste et parfaitement anti-démocratique qu’est le procès médiatique pour faire taire la justice rendue au nom du peuple français. Il a cautionné le pouvoir de quelques-uns sur la majorité, créé une singulière inégalité entre ceux qui ont accès aux médias (infiniment minoritaires) et les autres, discrédité la justice, fait triompher les ignorants sur les sachants. Il a surtout ouvert une brèche que rien ne refermera. Il est désormais acquis qu’une bonne campagne médiatique peut casser un verdict.
Le 28 décembre 2016, la télévision est devenue la juridiction suprême en France.
Note : à lire, l’analyse de l’excellent Thierry Lévêque, ancien journaliste police-justice à l’agence Reuters et celle de l’avocat Regis de Castelnau que je trouve toujours très percutant.