Comme toutes les grands découvertes, celle que j’entends vous narrer ici est survenue par hasard. Allongée sur le sable chaud d’une plage de Crête face à une mer aigue-marine, je venais de terminer « Quoi de neuf petit homme ? » de Hans Fallada, vous savez, le magnifique auteur de « Seul dans Berlin ». Allez savoir pourquoi, je retourne le livre et lis la quatrième de couverture, ce que je n’avais pas fait lors de son acquisition. Quand j’aime un auteur, je lui confie mon temps libre les yeux fermés.
Où l’on découvre qu’il y a donc des petites et des grandes gens…
Et là que lis-je ? Que Fallada excelle dans la description de la vie des « petites gens ». Enfer et damnation. J’ai horreur de cette expression, mais vraiment horreur, je la trouve aussi sotte que condescendante. C’est quoi, des « petites gens » ? Le contraire des « grandes gens » je suppose, mais encore ? Petit ou grand par rapport à qui ? A quoi ? A l’auteur de ce commentaire inepte sans doute. Mais alors s’il est grand, lui, l’auteur, il est grand comment ? Et moi dans tout ça, j’aimerais bien savoir, suis-je donc membre de la communauté des petites gens ou de celle des grandes gens ? Du haut, ou plutôt du bas de mes 160 cm, j’ai peur de deviner la réponse.
Allons, je suis de mauvaise foi, en fait j’ai parfaitement compris de quoi il s’agissait, mais précisément, je n’aime pas ce que je comprends. Bien sûr, j’ai cherché l’origine de cette expression, pour tenter d’en savoir plus, mais sans succès. Comme elle fleure le suranné, je me dis qu’elle doit remonter à l’époque où il y en avait des petites gens, en tout cas aux yeux des grandes gens. Seulement voilà, je trouve qu’elle n’a plus sa place aujourd’hui, qu’il faudrait commencer à l’oublier. Surtout que les petites gens du roman me paraissaient fichtrement grandes à moi, grandes dans leurs rêves, dans leur courage pour affronter l’adversité, dans leurs qualités de coeur. Mais au fait, pourquoi petitEs ? Eh bien justement, c’était une question qui me trottait dans la tête ça, pendant toute la fin des vacances, pourquoi donc parle-t-on des petites gens alors que j’ai toujours pensé bêtement que gens était un masculin pluriel ? Le fait est que, privée de mon dictionnaire des difficultés de la langue française, (comment peut-on raisonnablement partir en voyage sans ce précieux outil, franchement, faut-il être sotte tout de même ?), privée donc de la chose, j’étais bien en peine d’éclaircir ce mystère : les gens, c’est féminin, ou masculin ? Même Monsieur Aliocha, qui fut secrétaire de rédaction d’un grand quotidien dans une autre vie, séchait sur ce coup-là, lamentablement, se contentant de me dire d’un air inspiré « oui c’est compliqué, mais je me souviens plus dans quelle mesure exactement c’est compliqué ». Grand ou petite complication, décidément, j’avais bien des problèmes de taille tant sur le fond que sur la forme avec cette histoire.
Sous vos yeux éblouis
Mais je vois qu’à votre tour, vous vous interrogez, saisis soudainement par ce suspens grammatical qui frise l’insoutenable dans les petites et les grandes largeurs. Je crains néanmoins que l’explication ne vous colle un joli mal de tête, tant pis je me lance en remerciant les éditions Larousse au passage.
Vous êtes prêts ?
Alors, gens est selon les cas, masculin ou féminin. YES !
Que ferait-on sans les délicieuses difficultés de notre chère langue française ? Je vais vous le dire, on s’ennuirait.
Ouf, songez vous en vous souvenant du nombre de fois où vous avez commencé une phrase pas « les gens ils sont ceci ou cela ». Ce n’était pas faux, même si vous conviendrez avec moi que ce n’était guère élégant non plus.
Bref, voyons cela de plus près.
En guise d’amuse-bouche, mon cher dictionnaire m’explique que ce mot, qui partage avec les escargots la joie d’être hermaphrodite, tient son curieux état d’un conflit entre son genre – féminin – et le genre de l’idée qu’il exprime (hommes, individus) qui est masculin. Dixit le Littré, cité par le Larousse, entre nous, face à des sources de cette qualité, je m’incline, même si je suis tentée de protester quand même un peu. C’est vrai quoi, pourquoi ne pas choisir une bonne fois pour toutes. Parce que nous, on est bien obligés de se torturer les méninges pour l’utiliser correctement ce mot-là.
Mais je sens que vous vous impatientez.
Des exceptions aux exceptions et ainsi de suite
Or donc, tout dépend de la construction de la phrase.
Lorsque gens est précédé immédiatement d’un adjectif ou d’un participe, celui-ci se met au féminin, d’où nos petites gens.
En revanche, si l’adjectif suit, alors il est au masculin. Exemple : des gens mal élevés.
Avant donc, féminin, après, masculin. Vous croyez que c’est fini ? Allons, ce serait trop simple !
Sont aussi au masculin les adjectifs qui précèdent gens mais n’appartiennent pas à la même proposition. Exemple : Arrivés à un âge avancé, ces bonnes gens n’ont rien pour vivre.
A ce stade vous croyez enfin avoir perçé le mystère des gens, présomptueux que vous êtes !
Car lorsque gens est précédé d’un adjectif des deux genres se terminant par un e muet, cet adjectif, et tous ceux qui le précédent se mettent au masculin. Exemple : ce sont là de vrais honnêtes gens.
Et c’est pas fini.
Tous se met au masculin lorsque gens est suivi d’une épithète ou d’un mot déterminatif. Exemple : tous les gens sensés.
Précisons encore que dans les expressions type « gens de robe », gens est masculin pluriel, de même lorsque gens désigne des domestiques ou les membres d’une bande.
Gens ne doit pas être confondu enfin avec gent qui désigne une nation, une race, et dont le pluriel est gens, mais un gens distinct du premier.
Enfin, mon dictionnaire m’assène une ultime mise en garde : on ne dit pas cinq gens mais cinq personnes. Entre nous, ça ne me serait même pas venu à l’esprit de la faire cette faute-là, mais puisqu’on en parle, je me demande si je ne vais l’adopter, comme ça, rien que pour me venger de tous les pièges invisibles tendu par ce mot incapable de choisir son genre une bonne fois pour toutes.
Je vous quitte, j’ai rendez-vous avec trois gens.