Il s’appelle Fahran Abchir-Mohamoud. Il a un visage rond que marquent encore des traces d’enfance. Un regard égaré très loin. Il est assis au fond à droite du box, derrière les autres. Depuis 2 semaines, lui et 6 autres somaliens comparaissent devant les assises de Paris pour piraterie, vol et enlèvement, le tout avec armes et en bande organisée. Ils risquent la perpétuité pour avoir, le 8 septembre 2011, attaqué le Tribal Kat sur lequel naviguaient Christian Colombo 55 ans, et son épouse, Evelyne, 53 ans. Ils étaient partis pour un tour du monde de 10 ans. Christian est décédé à 16h15 notera sur le journal de bord son épouse, dans un état second. D’une balle de kalachnikov en plein front. Les pirates jettent son corps à la mer. Le bateau est pillé, puis les pirates la forcent à les suivre. Ils seront arrêtés deux jours plus tard par l’armée espagnole et transférés en France.
Deux mondes…
Depuis deux semaines, les débats tentent de faire la lumière sur ce qui s’est passé. Les accusés ne sont pas poursuivis pour assassinat car il est acquis que ce sont les deux pirates tués par l’armée, les chefs, qui ont tiré sur Monsieur Colombo. Les accusés disent qu’ils ont été recrutés sans trop savoir ce qu’ils auraient à faire, qu’une fois sur le bateau, ils ont écopé car le skiff prend l’eau, on patauge en permanence à mi-mollets dans cette longue pirogue à moteur. Ils se défendent d’avoir tiré, et d’avoir pillé aussi. Ce sont les chefs qui les ont entraînés, les chefs qui les menaçaient, les chefs qui ont tout fait. Certains sont crédibles, d’autres moins. Hier ont commencé les plaidoiries. « Ce procès, c’est la collision de deux mondes qui n’étaient pas destinés à se rencontrer, qui n’auraient jamais du se rencontrer » plaide Me Elise Arfi. Depuis le départ, la défense essaie de faire comprendre aux jurés ce que c’est qu’être né en Somalie. Dans ce pays de guerre, de famine, de violence et de sécheresse, ce pays « A l’autre bout du monde, de notre société, de nos moeurs, de nos besoins et de nos urgences » selon les mots de Me Julia Katlama. Les autres pays viennent puiser dans ses eaux poissonneuses avec d’immenses tonniers. Et comme si ça ne suffisait pas, la mafia italienne y déverse des déchets toxiques, parce que c’est un pays sans Etat et très pauvre. Une poubelle en somme…Un reportage de Paul Moreira diffusé à l’audience vendredi, montre les images insoutenables des effets de ces polluants sur la population. Mais ce sont les accusés qui expriment le mieux l’incroyable fossé entre eux et ceux qui les jugent. Quand ils s’émerveillent par exemple de faire trois repas par jour, de voir de la lumière en continu, ou quand ils s’affolent de la hauteur des bâtiments en France. Qu’importe. L’avocate générale n’a rien voulu entendre. Hier elle a requis entre 16 et 22 ans de prison et une interdiction définitive de territoire. Les parties civiles quant à elles ne voient pas le lien entre la mort de Monsieur Colombo et la situation en Somalie. Ainsi va se procès, il n’y aura pas de pardon. C’est à peine s’il y a du respect. Depuis le début, on désigne plus souvent les accusés par « pirate numéro » que par leur nom. « J’ai dix ans d’expérience. J’ai souvent eu de nombreuses personnes dans le box, avec des noms imprononçables, je n’ai jamais eu à noter une personne » s’indigne Me Katlama.
Je suis sa seule visite, sa seule compagnie…
Parmi eux il y a Fahran, mécanicien automobile. S’il s’est retrouvé dans cette mortelle expédition, c’est parce qu’on lui a promis 100 dollars et qu’à ses yeux, c’est une telle somme, qu’il pense pouvoir s’offrir un garage…Lors de son arrestation il donne son âge, 16 ans, mais personne ne le croit. Il a menti, forcément pour passer entre les mailles du filet. C’est vrai qu’avant d’embarquer sur le skiff, il a du prendre le temps d’étudier l’ordonnance de 45 sur les mineurs. Peut-être même de faire une analyse de droit comparé selon le pays occidental qui risquait de l’arrêter. Passons. Fahran est incarcéré à Fresnes dans l’attente de son procès. La prison des rats et des poubelles, explique Me Arfi aux jurés qui ne connaîtraient pas l’endroit. Il est violent Fahran. Il fait des crises de larmes et des crises de nerfs. Les gardiens y voient une marque de rébellion. Alors vient le temps des brimades. Il est privé de douche. Ses chaussures n’ont plus de semelles, un codétenu lui en offre une paire, elle lui est confisquée. Comme lui sont confisqués ses disques de musique somalienne, la seule chose qui le rattache à sa terre dans cette prison à des milliers de kilomètres de chez lui où tout est étrange, inquiétant, froid et hostile. Il continue d’avoir des crises. Cela lui vaudra un bras cassé. Il a déjà eu un doigt arraché Fahran par une balle espagnole. Cinq fois il passe en commission de discipline, sans avocat ni interprète. Mais le pire est à venir. « Je suis sa seule visite, sa seule compagnie, la seule qui lui envoie de l’argent, explique l’avocate, la seule pour qui sa vie est importante ». Depuis le début de sa plaidoirie, elle marche sur la corde raide de l’émotion, le silence dans la salle est absolu, on se demande comment elle fait pour ne pas pleurer, on craint qu’elle se brise à force de tension maîtrisée.
Un système pénal qui fabrique des fous
Elle continue de raconter le destin si lourd de son client. Un matin il se réveille avec un gros pansement. Dessous, une cicatrice de 50 cm de long. On l’a opéré en urgence pour lui enlever son poumon droit qui s’atrophiait. « Nous lui avons sauvé la vie », se réjouissent les médecins. Avec raison. Mais Fahran lui, tout ce qu’il voit, c’est que les étrangers qui l’ont enfermé viennent de fouiller dans son corps et de lui ôter un organe. Et comme on ne lui a rien expliqué et encore moins demandé son accord, il se dit que ça va continuer. Sa raison vient de basculer, irrémédiablement. A la barre l’expert psychiatre est formel : il a développé une psychose délirante. Il est persuadé d’être une somme d’organes que l’on va venir voler. Même le psychiatre lui fait peur : il veut lui voler son cerveau. C’était donc cela, ses crises de violence que l’on a pris pour de la rébellion et que l’on a punies. La schizophrénie se soigne, explique le médecin, mais ne se guérit pas. Un jour où il est au mitard, il se pend avec sa couverture. On le sauve in extremis. « On devrait se poser la question d’un système pénal qui fabrique des fous. On vient les arrêter chez eux, on les ramène chez nous, pour les juger à l’aune de nos valeurs ! Que diriez-vous si la Somalie adoptait une loi lui donnant compétence pour vous juger et qu’on vous emmène là-bas, lance Me Arfi aux jurés. Son client ne devrait même pas être là puisqu’il était mineur, mais la chambre de l’instruction n’a rien voulu entendre. Il faut dire que l’expert est formel : selon les tests osseux il a plus de 18 ans. Enfin, quand on creuse un peu, l’expert admet qu’il pourrait avoir 17 ans et demi, mais bon. L’avocate dénonce ce que tous les avocats savent mais que la justice continue d’ignorer : ces tests sont fondés sur un panel de caucasiens aux Etats-Unis dans les années 50, la marge d’erreur est importante, la fiabilité douteuse. Peu importe, la science a parlé et tant pis si, à six mois près, le destin d’un homme aurait pu s’en trouver changé. Il est 20 heures. « Au fond des prisons, le rêve est sans limite. Son rêve à lui est de pouvoir retourner en Somalie ». La voix s’éteint dans un souffle. Elle a tenu. Quelque chose dans la consistance de l’air a changé. L’humanité qui faisait tant défaut à ce procès dirigé par un président glacial vient de souffler comme un vent du large bienfaisant.
Il est 20h 10. L’audience qui a commencé à 10h vient de s’achever. Me Elise Arfi a tombé la robe et marche vite vers la sortie, le front baissé. Elle pleure.
Note : Marie Barbier publie aujourd’hui un long reportage dans l’Humanité sur le procès. Un autre ets à lire dans Libération.
Mise à jour 13 avril 22h22 : La cour a rendu son verdict à 20h52. Les peines de prison s’échelonnent de 6 ans à 15 ans, étant précisé que les accusés ont déjà passé 4,5 ans en prison. La cour n’a pas jugé nécessaire de prononcer les interdictions de territoire. C’est u verdict clément dans la mesure où l’avocate générale avait requis des peines de prison comprises entre 16 et 22 ans assorties de l’interdiction définitive du territoire. Quand Fahran Abchir-Mohamoud a compris qu’il allait pouvoir sortir puisque c’est avec lui que la cour a été la plus indulgente, il a simplement demandé à son avocate, quand est-ce qu’il allait revoir sa mère…
Affaire Fillon, et si on se calmait ?
Voilà donc les deux ou trois choses à savoir sur l’information relative à une affaire judiciaire. Elles expliquent pourquoi il faut observer avec distance l’affaire Fillon comme toutes les autres. Au demeurant, quand on interroge des juristes en off, ils sont nombreux à confier que ces accusations concernent juridiquement des faits absolument dérisoires. « Du pipi de chat » m’a même dit l’un d’entre eux. Oui mais ils sont moralement graves, m’objecte-t-on. Ah ? Pour les détracteurs de Fillon c’est certain, on leur aurait dit qu’il avait encaissé l’excédent de monnaie rendue par erreur à la boulangerie en 1971 ou oublié les étrennes de sa gardienne en 97 et 98, qu’ils hurleraient tout autant. C’est normal, c’est la politique. L’élection était perdue pour la Gauche, elle tient le moyen miraculeux de revenir en course (mais avec le risque de faire élire Marine Le Pen), pourquoi s’en priver ? On attend toujours la liste exhaustive de tous les parlementaires mais aussi des membres du gouvernement qui font travailler directement leurs proches ou leur ont trouvé facilement des postes plus ou moins bidons chez des gens trop heureux de contracter une créance ou de rembourser une dette à un puissant de ce pays. Mais alors, à défaut de pouvoir les condamner tous, il faudrait n’en condamner aucun, m’objectera-t-on encore ? C’est un bien grand malheur en effet que ce pays dérape dans la régulation démocratique par le scandale. On a le droit d’observer cela avec regret, me semble-t-il. On peut voir dans cette affaire qui sort à un moment si bien choisi, que plusieurs médias feuilletonnent à l’infini et qui perturbe gravement le débat politique une avancée de la démocratie. On peut aussi considérer que c’est en réalité le signe d’une très grave pathologie. C’est mon cas.