Par Gwynplaine
Il y a un moment déjà que je veux faire ce billet sur le reportage en bande dessinée et plus largement sur ce que d’aucuns appellent “la bande dessinée du réel” et que je nommerais par conséquent ainsi, faute d’un meilleur terme. Il existe toute une production en bande dessinée à laquelle on peut accoler cette expression, une production qui, sans relever spécifiquement d’un même genre, s’attache à des récits ayant au moins un point en commun : ils ont pour matière première le réel. La belle affaire me direz-vous, c’est là la matière première de toute littérature ! Certes, mais la particularité des albums dont je veux parler ici c’est que ce sont des récits non fictionnels, qu’ils soient reportages, (auto)biographies ou témoignages.
Les lecteurs les plus anciens de ce blog – ou ceux des plus récents qui ont remonté le fil du temps – me connaissent pour avoir commis par le passé quelques billets (ici, là, et puis là ou encore ici, sans oublier celui-ci et le tout premier de la série) principalement sur la bande dessinée, et contribué par là à l’animation du salon littéraire. Pour les autres sachez que, fidèle de la première heure, commentateur régulier (si ce n’est pertinent) en son temps, et passionné de bd en ce qu’elle est pour moi une composante unique des arts narratifs (bd/littérature/cinéma) ayant encore beaucoup à explorer formellement (sans doute plus que les deux autres), j’aime à poser et partager mes idées sur le sujet, ce que me permet l’écriture de ces billets. Aliocha m’a fait l’amitié de publier les quelques-uns que j’ai pu lui soumettre jusqu’ici, je l’en remercie une fois de plus.
Pour finir avec cette introduction, la plupart des albums dont j’ai parlé ici présentaient pour moi un intérêt en lien avec les préoccupations de ce lieu : le journalisme et les formes différentes qu’il peut revêtir. En cela ils appartiennent aux types d’ouvrages dont je veux parler ici sous forme de petite bibliographie sélective commentée.
La bd du réel peut selon moi se concevoir en trois catégories[1] distinctes mais poreuses : on peut discuter de la place de chaque livre dans l’une ou l’autre, la vérité étant que chacun possède un peu des ingrédients qui me servent à distinguer lesdites catégories entre elles.
Je commencerai par celle qui intéresse le plus ce blog.
Le reportage
Il n’aura pas échappé à ceux d’entre vous qui suivent un peu l’actualité éditoriale foisonnante de la bd qu’il sort de plus en plus de bd reportage : le genre connaît un succès certain, à tel point qu’une revue comme XXI en a fait l’une des composantes.
Parmi toute cette production je voudrais attirer votre attention sur deux livres lus récemment qui donnent toute sa dimension au genre
Le premier est Palestine de Joe Sacco. Intéressant à plus d’un titre, il l’est notamment parce qu’il s’agit d’un des premiers exercices du genre.
Si le reportage écrit est journalistiquement parlant bien identifié, sa transposition sur le support bande dessinée pose quelques questions : est-ce encore du journalisme ? que devient la notion essentielle bien que discutée d’objectivité journalistique ? quelle objectivité quand un dessin – bien plus à mon avis que le style « littéraire », qu’on peut rendre à une certaine neutralité factuelle – quand un dessin, disais-je, porte en lui l’empreinte de son auteur, quand il est déjà par là même un commentaire sur le monde, un point de vue ?
Palestine de Joe Sacco est un élément de réponse. Avec ce livre Joe Sacco est peu ou prou « l‘inventeur » de la bd reportage. L’édition de Rackham, la deuxième en langue française, propose une introduction passionnante (qu’on peut lire ici) de la main de l’auteur dans laquelle il explique son travail sur ce livre, sa vision de ce qu’est le bd journalisme – concept sur lequel il n’avait pas réfléchit alors qu’il se lance dans l’aventure de Palestine, et qu’il développera par la suite en s’appuyant sur cette expérience fondatrice.
Diplômé d’une école de journalisme, Joe Sacco s’aperçoit en se documentant sur le conflit israélo-palestinien que sa vision est jusque-là façonnée uniquement par le prisme des médias américains, largement favorables à Israël. Comme il l’explique dans l’introduction : « La plus sérieuse de critiques que l’on ait pu porter à l’encontre de Palestine est qu’il ne restitue qu’un seul point de vue du conflit israélo-palestinien. C’est une description du livre qui me semble exacte, mais cela ne me gêne pas. Ma conviction était et demeure que le point de vue du gouvernement israélien est parfaitement représenté dans les médias américains dominants, et que n’importe quelle personne élue à un poste important aux Etats-Unis se fait fort de le claironner lourdement. » Et de finir son texte ainsi : « Ce n’est pas un travail objectif si on entend par objectivité cette approche américaine qui consiste à laisser s’exprimer chaque camp sans se préoccuper que la réalité soit tronquée. Mon idée n’était pas de faire un livre objectif mais un livre honnête. »
L’objectivité ne peut pas être l’horizon du « bd journalisme » pour la raison que j’ai expliqué plus haut, mais également parce que sa pratique s’est avec une mise en scène de l’auteur qui lui interdit de rester extérieur à son récit – ce qu’on pourrait rapprocher du concept de journalisme gonzo par certains aspects. De plus il faut parfois que l’auteur torde des éléments factuels pour les faire entrer dans sa narration afin de rendre les évènements au plus près sans perdre en lisibilité : le reportage est donc plus ou moins fictionnalisé selon les besoins.
Avec ce premier ouvrage Sacco s’immerge vraiment dans la vie des palestiniens au moment de la première Intifada et nous livre un témoignage saisissant des conditions de vie dans les territoires occupés au début des années 1990. Un vrai travail de reporter de guerre, dont il nous montre aussi les coulisses : la chasse aux cicatrices, le côté charognard à la recherche de l’histoire la plus frappante. Une œuvre essentielle, fondatrice.
De ce que j’en sais, toute son œuvre est digne d’intérêt, même si pour l’instant je n’ai lu que Palestine. Du même auteur, dans ma pile des « à lire » :
– Gaza 1956, chez Futuropolis, sur l’exhumation du récit d’un massacre ayant eu lieu, comme son titre l’indique, à Gaza en 1956,
– Jours de destruction, de Chris Hedge et Joe Sacco, chez Furturopolis, sur les conditions de vie dans les zones industrielles sinistrées des Etats-Unis d’aujourd’hui.
Le deuxième livre dont je voulais parler pour illustrer la partie reportage est celui qui m’a le fait réfléchir ces derniers temps, un livre dont vous avez sûrement entendu parler au moment de sa sortie en mars 2012 (chez Delcourt) car c’est un vrai succès de librairie : Saison Brune, de Philippe Squarzoni.
Ce livre est le résultat de six années d’enquête sur la question du réchauffement climatique, et le moins qu’on puisse dire est qu’on ne ressort pas indemne de cet ouvrage. Alors qu’il prépare un chapitre sur le bilan des années Chirac-Raffarin en matière écologique pour son précédent livre (Dol, également chez Delcourt), Squarzoni s’aperçoit qu’il ne sait pas vraiment de quoi il parle : s’il a le niveau d’information moyen de chacun d’entre nous, il ne comprend en profondeur les tenants et les aboutissants de la question écologique. Au fur et à mesure de l’avancée de son enquête, il se demande si l’ampleur du problème ne va pas nécessiter un nouveau livre… C’est bien là tout l’intérêt de ce travail : l’auteur se montre en proie à son questionnement, en parallèle de son enquête dont il nous livre la teneur au travers d’interviews passionnantes. Il réalise le tour de force de dessiner des interviews « face caméra » sans que cela devienne une seconde, et sans que le dessin ne soit le moins du monde accessoire. Le fait de suivre les progrès de l’auteur dans l’appréhension du sujet nous fait progresser en même temps que lui et rend cet ouvrage complètement indispensable parce que, bien que dense et complexe, il arrive à amener un sujet ô combien difficile à portée de compréhension de tout un chacun. Un livre indispensable.
Du même auteur (dans ma pile des « à lire ») :
– Garduno en temps de paix où l’auteur fait un aller-retour entre ses expériences en Croatie avec une mission pour la paix et au Mexique dans les milieux zapatistes et sa vision théorique et politique de la mondialisation, et Zapata en temps de guerre, d’abord parus chez les Requins Marteaux puis réédités chez Delcourt,
– Torture blanche, récit d’un séjour dans les territoires occupés de Palestine avec la « 41ème mission de protection des peuples palestiniens » (toujours chez les Requins ou Delcourt),
– Dol, le bilan des politiques capitalistes libérales des années Chirac-Raffarin (les Requins ou Delcourt).
Que le côté militant anticapitaliste des ouvrages ci-dessus ne rebute pas les réfractaires et ne les empêche pas de lire Saison Brune qui livre, au-delà des commentaires de l’auteur sur son enquête en cours, un bilan précis de la connaissance scientifique que nous avons aujourd’hui de la situation climatique planétaire tout en en décortiquant les enjeux de manière intelligible.
Enfin sachez qu’une expérience passionnante va bientôt aboutir : la collaboration de journalistes et d’auteurs de bande dessinée à une revue numérique de bd reportage, La Revue dessinée, dont le premier numéro devrait sortir en septembre et qui sera également en version papier en libraire. Parution trimestrielle.
Passons maintenant à la deuxième catégorie de cette bd du réel.
La biographie/l’autobiographie
L’autobiographie en bande dessinée est un genre qui s’est développé en France dans le courant des années 90, avec la création de plusieurs maisons d’éditions indépendantes (ou alternatives) dont la plus connue est l’Association. Ces éditeurs ont grandement contribué à faire évoluer la bande dessinée en variant les formats (récits en noir et blanc et nombre de pages aléatoires alors que le modèle dominant est le « fameux » 48 cc – 48 pages cartonné couleur) ne s’interdisant plus d’aborder des genres jusque-là ignorés sous cette forme.
Maus, le chef d’œuvre de l’Américain Art Spiegelman publié en France par Flammarion, est une bd pionnière du genre autobiographique (qui s’est développé plus tôt aux Etats-Unis), parue entre 1981 et 1991.
Maus, raconte la déportation et la vie dans les camps de Vladek Spiegelman, le père de l’auteur, et la relation difficile entre un père survivant des camps et son fils. L’auteur choisit de représenter les personnages sous une forme anthropomorphique – des souris pour les Juifs, des chats pour les Allemands, des grenouilles pour les Français, des porcs pour les Polonais (les souris et les porcs étant repris de représentations de la propagande nazie). Le procédé permet une mise à distance de l’horreur, l’auteur l’ayant adopté pour pouvoir dessiner le récit paternel, recueilli peu de temps avant sa mort. Sans cette nécessaire mise à distance, il raconte qu’il n’aurait pas pu venir à bout de ce travail éprouvant.
Cette œuvre essentielle– première et à ce jour seule bande dessinée à avoir reçu le prix Pulitzer – devrait figurer dans les programmes scolaires du secondaire notamment pour le témoignage de première main qu’il représente sur la Shoah. Mais là n’est pas son seul intérêt : c’est aussi un formidable récit d’une relations entre un père et son fils, relation conflictuelle faites de non-dits et d’incompréhensions, qui trouvera dans la transmission de ce lourd héritage un terrain apaisé au rapprochement familial.
Pour la première fois sans doute, le grand public découvrait avec Maus les potentialités de la bande dessinée en tant que support sérieux, il apportait la preuve qu’on peut tout aborder sous forme de bande dessinée.
Du même auteur :
– A l’ombre des tours mortes, chez Casterman, première œuvre de fiction traitant du 11 septembre après les attentats (publiée en 2002-2003 dans plusieurs revues internationale), dans laquelle l’auteur se sert des vieux comics dans lesquels il s’est replongé pour surmonter le traumatisme (il habite et travaille à Manhattan) pour livrer sa vision du drame et de son impact sur les Américains. La couverture de cet ouvrage est un chef-d’œuvre.
– MetaMaus, chez Flammarion, formidable document multimedia sur la fabrication du chef-d’œuvre de Spiegelman (le livre est accompagné d’un dvd contenant la version numérisée de chaque planche de Maus depuis le crayonné jusqu’à sa version finale, ainsi que des archives sonores du récit paternel) aussi essentiel que l’œuvre sur laquelle il revient.
Autre bd autobiographique d’importance, Persepolis de Marjane Satrapi, un témoignage précieux sur l’histoire récente et les conditions de vie des classes moyennes cultivées dans un pays objet de biens des fantasmes et constamment sous les feux de l’actualité : l’Iran, pays natal de l’auteur.
C’est le récit d’un Iran en pleine transition entre le régime du Shah et celui issu de la révolution islamique iranienne vu par les yeux d’une enfant de huit ans, celui d’une société ballotée entre son désir d’ouverture et la confiscation de cet espoir d’ouverture par les gardiens de la révolution.
Nous suivrons ensuite la période de la guerre Iran-Irak, puis l’adolescence de l’auteur envoyée à Vienne pour ses études, son retour en Iran pour son entrée à l’université et enfin son départ pour la France qui clôt le récit.
Persepolis n’est bien évidemment pas qu’un témoignage sur l’Iran. C’est avant tout l’histoire d’une jeune fille au XXe siècle, de son enfance, son adolescence, de ses aspirations de jeune fille dans un pays intégriste, qui sont les mêmes que toutes les jeunes filles du monde.
Ce livre est un cas à part dans le paysage de la bd française. Il s’agit d’un succès de librairie inattendu (mais mérité) pour une bd issue de l’édition indépendante ce qui a permis à tout le secteur d’acquérir une certaine visibilité chez les libraires et qui a poussé les éditeurs « mainstream » à copier la recette.
Du même auteur, toujours chez l’Association, à lire également :
– Broderies, où l’on retrouve l’inénarrable personnage de la grand-mère de l’auteur, femme libre au verbe haut. Broderie raconte les heures d’après repas familial chez la grand-mère de Marjane Satrapi quand, une fois la vaisselle expédiée par les femmes, celle-ci s’assoient autour du samovar pour de longues séances de ventilation du cœur car, comme dit la grand-mère sus citée, « parler derrière le dos des autres est la ventilation du cœur… »,
– Poulet aux prunes (pas lu), biographie du grand-oncle de Marjane Satrapi, musicien qui, parce qu’il n’arrive pas à remplacer son instrument brisé lors d’une dispute conjugale, décide de se laisser mourir.
Enfin une troisième œuvre que je rangerais dans cette catégorie est moins connue mais tout aussi digne d’intérêt. L’histoire d’Une Métamorphose iranienne – qui se déroule encore une fois en Iran, sous le régime actuel – est celle du dessinateur de presse Mana Neyestani. La référence à La Métamorphose de Kafka n’est pas innocente tant ce que l’auteur nous raconte relève d’une logique administrative kafkaïenne, pour une fois ce qualificatif n’est pas usurpé.
La référence à La Métamorphose précisément vient de ce que tout part d’une histoire de cafard. Mana Neyestani travaille dans la presse. Alors que beaucoup de ses connaissances de la presse d’actualité se voient contraintes d’abandonner le métier à cause de la censure, quand elles ne sont pas arrêtées, lui se trouve relativement tranquille comme dessinateur pour le supplément enfant d’un hebdomadaire. Pourtant, à cause d’un dessin dans lequel l’auteur fait discuter son héros avec un cafard qui utilise un mot azéri dans la conversation, sa vie va basculer. Ce mot, interprété comme une insulte raciste, va jeter dans la rue le peuple azéri qui vit au nord du pays, d’origine turque et opprimé par le régime. Il faut un (ou des) responsable(s) à ces émeutes, ce seront donc l’éditeur et le dessinateur par qui le scandale est arrivé, accusés de déstabiliser le régime, sans doute à la solde de l’étranger. Ils seront envoyés en prison le temps (interminable, forcément interminable) de faire la lumière sur cette affaire.
Voilà trois livres autobiographiques chacun avec une voix originale, particulière, essentielle par ce qu’elle nous dit du monde contemporain. Des livres salutaires qui, en plus de nous passionner pour des trajectoires individuelles, invitent à la réflexion sur la condition humaine.
Le témoignage
Je fais une distinction entre ce que j’appelle le témoignage et la biographie/l’autobiographie : si les témoignages sont évidemment à caractère (auto)biographique, le récit n’est pas entièrement centré sur la vie de l’auteur (ou du protagoniste principal dans le cas d’un récit biographique) dans son « environnement naturel » si je puis dire, mais sur les observations de celui-ci dans un environnement qui lui est étranger et dans lequel il se trouve plongé pour un laps de temps défini.
De ce type de récit, le canadien Guy Delisle s’est fait une spécialité. Dans Chroniques de Jérusalem il relate une année passée en Israël où il a suivi son épouse, administratrice dans l’ONG Médecins sans frontières. Il gère la vie quotidienne, il s’occupe de ses deux enfants tout juste scolarisés. Delisle « surjoue » un tantinet le candide (d’une part c’est quelqu’un d’informé et de cultivé, et d’autre part il est marié à une administratrice de médecins sans frontière, il ne peut pas être aussi « innocent » qu’il le laisse paraître), mais cette fausse candeur à l’avantage de la légèreté et permet d’aborder une situation pesante avec un peu de distance. C’est aussi la limite de ce point de vue, de ne pouvoir aller plus en profondeur, de rester un peu en surface (si l’on compare notamment à Palestine, de Joe Sacco, mais on ne peut pas vraiment comparer).
Du même auteur :
– Shenzhen (2000) et Pyongyang (2003) chez l’Association, où l’auteur livre ses impressions alors qu’il passe quelques mois dans chacun de ces pays (respectivement donc la Chine et la Corée du Nord) pour superviser la sous-traitance de la réalisation d’une série télévisée animée.
– Chroniques Birmanes chez Delcourt où, comme dans celles de Jérusalem, l’auteur accompagne sa femme en mission pour MSF, pendant une année complète.
Dans le même esprit (que j’ai préféré) on lira Kaboul-Disco de Nicolas Wild. Nicolas Wild est un jeune auteur de bd qui n’a pas vraiment de projet, qui vivote chez un pote en attendant l’inspiration, des jours meilleurs, le lendemain… Bref, il ne sait pas vraiment lui-même, la seule chose de sûre c’est qu’il est raide. En désespoir de cause, il répond à l’annonce d’une agence de communication à Kaboul qui cherche un auteur de bande dessiné. Il part pour arriver là-bas en plein hiver, avec pour mission de réaliser une bd sur la constitution afghane : le pays organise ses premières élections législatives.
Il s’agit pour Nicolas Wild d’une première expérience en tant qu’expatrié, c’est ce qui rend son récit non pas plus authentique ou plus sincère que celui de Delisle dans les Chroniques de Jérusalem, mais sans doute plus attachant, parce qu’avec un regard neuf de toute habitude. Il découvre à la fois le monde des expatriés et l’Afghanistan. D’abord en décalage avec la vie de l’agence qui l’emploie, dirigée par trois personnages hauts en couleurs, il finira par s’y couler au point de prolonger son contrat en acceptant une nouvelle mission.
Du même auteur (pas encore lus) :
– Kaboul disco T. 2 : comment je ne suis pas devenu opiomane en Afghanistan chez la Boîte à bulle, la suite des aventures de Nicolas Wild, chargé cette fois de contribuer à la campagne de lutte contre l’opium.
Beaucoup de points communs relient Chroniques de Jérusalem et Kaboul disco : narration sous forme de journal – les observations sont égrenées au rythme des jours qui s’écoulent et de “thématiques” formant plus ou moins des chapitres –, un dessin en noir et blanc concentré sur l’essentiel (décors réduits au nécessaire, trait épuré).
Le Photographe d’Emmanuel Guibert, Frédéric Lemercier et Didier Lefèvre que j’ai déjà évoqué ici-même, est lui bien différent, narrativement et icono-graphiquement (même si les Chroniques… et Kaboul Disco sont aussi très différents graphiquement. Il est à la frontière du témoignage tel que je le conçois et du reportage : c’est l’histoire du voyage du photographe Didier Lefèvre en Afghanistan (une fois encore), en mission reportage pour le compte de Médecins Sans Frontières (encore une fois encore). Mais ce n’en est pas tout à fait un parce que ce qui nous est raconté ici ce sont les coulisses, l’expérience de ce photographe pendant la réalisation de son reportage et non le reportage en lui-même, par un savant mélange de bande dessinée et de photos dont un certain nombre sont les chutes de ce travail pour MSF. Voilà encore un témoignage précieux sur un pays somme toute méconnu, en pleine conflit entre l’U.R.S.S et les moudjahidins.
Le Photographe allie la puissance d’une œuvre qui laisse des traces à un travail tout à fait singulier sur la narration, un mélange d’images inédit qui donne une couleur particulière à ce récit. Un travail que Guibert continue aujourd’hui avec Alain Keler, un autre photojournaliste (Didier Lefèvre étant malheureusement décédé) publié dans la revue XXI puis maintenant en livre, pour un reportage sur les Roms d’Europe.
Après ce petit tour d’horizon, faisons maintenant fi des catégories pour quelques autres pistes de lectures intéressantes, tant narrativement que graphiquement.
- La Guerre d’Alan d’Emmanuel Guibert, chez l’Association, le récit de guerre d’Alan Cope, un Américain auquel l’auteur s’est lié d’amitié et qui a décidé de mettre son histoire en livre tellement Alan est un formidable conteur. Il y raconte comment en traversant l’Europe comme soldat dans les dernières années il est pourtant resté loin des combats. Suivi de L’Enfance d’Alan (pas encore lu) sorti en septembre dernier.
- Une jeunesse Soviétique, de Nicolaï Maslov chez denoël Graphic, qui, comme son titre l’indique, raconte la jeunesse de l’auteur en Union Soviétique où pour survivre il s’engage dans l’armée, et se retrouve en Sibérie parce que, en U.R.S.S, tout passe toujours par la Sibérie. Un album graphiquement original, uniquement dessiné au crayon. Nicolaï Maslov poursuivra ce travail avec un second livre , sous forme de “nouvelles” : Les Fils d’Octobre. Puis il entamera un travail sur l’histoire de la Sibérie avec Il était une fois la Sibérie chez Actes Sud BD (pas lu).
- Les Mauvaises gens, d’Etienne Davodeau, chez Delcourt, où l’auteur demande à ses parents de lui raconter leurs années de syndicalistes dans une région où l’industrie est dominée par la bourgeoisie catholique paternaliste,
- Rural !, d’Etienne Davodeau chez Delcourt, encore. Enquête sur les répercussions d’un projet d’autoroute sur la vie de gens vivant sur son tracé : un couple ayant retapé un corps de ferme pour y habiter et trois agriculteur ayant fait le pari du bio. Je ne l’ai pas lu mais pour bien connaître le travail de cet auteur, si le sujet vous intéresse, je vous recommande le livre.
- Un Homme est mort, de Kriss et Etienne Davodeau chez Futuropolis, le récit de la couverture d’un drame (la mort d’un homme) suite à l’intervention de la police lors d’une grève générale à Brest dans les années 50, drame couvert par le documentariste René Vautier.
- Working, collectif, dirigé par Paul Buhle, chez çà et là, dont j’ai déjà parlé ici. L’adaptation en bd du travail de Studs Terkel, journaliste radio américain ayant réalisé la première enquête de grande envergure sur les conditions de travail aux Etats-Unis dans les années 50 jusqu’aux années 70, à travers les portraits de différents travailleurs, de l’ouvrier automobile à la prostituée en passant par les saisonniers agricoles de Californie.
Et puis puisqu’il faut bien sortir des cases et ne pas s’enfermer dans des catégories, voici des albums ne relevant pas de la bd du réel puisque de fiction, mais qui aide à la compréhension du monde.
- La série des Ernie Pike d’Hugo Pratt et Héctor Oesterheld, chez Casterman pour les dernières éditions, courts récits de fiction d’épisodes de la seconde guerre mondiale, basés sur la figure du reporter Ernest Pyle.)
- Là où vont nos pères de Shaun Tan chez Dargaud, un magnifique album muet qui, dans un monde fantasmagorique au fil de vignettes sépia qui semblent tout droit sorties d’un vieil album photo nous raconte l’histoire de d’un immigrant, et à travers lui celle de tous les immigrés économiques dans un pays dont ils ne connaissent rien.
- Notes pour une histoire de guerre, de Gipi chez Actes Sud BD, ou l’errance de deux adolescents dans un pays en guerre qui pourrait être n’importe où. Un excellent livre.
[1] Cela enferme un peu les œuvres que de les ranger dans des cases, mais que voulez-vous, on ne se refait pas : j’ai la passion des listes et des catégories, ça m’aide à organiser le monde. Cela n’empêche pas d’exploser les cases pour les réarranger autrement dès que l’envie s’en fait sentir.
Secrets de prétoires
Les amoureux de la chronique judiciaire ont de quoi se réjouir : deux livres y sont consacrés en ce mois de janvier. Tous deux ont été rédigés par des chroniqueuses judiciaires aguerries. Le premier par date de parution s’intitule « Les grands fauves du barreau » aux éditions Calmann-Levy. Il est signé d’Isabelle Horlans, journaliste justice depuis 30 ans et Valérie de Senneville, grand reporter aux Echos, spécialisée en justice et en économie (sortie le 13 janvier). Le deuxième, la Déposition, aux éditions L’Iconoclaste est signé de Pascale Robert-Diard, célèbre chroniqueuse judiciaire au Monde et blogueuse (sortie le 20 janvier).
Vaut-il mieux gagner dans le prétoire ou dans les médias ? Telle est la question à laquelle « Les grands fauves du barreau » tente d’apporter des éléments de réponse. Depuis qu’Emile Zola a fait basculer le cours de l’affaire Dreyfus avec son célèbre J’accuse, tous les avocats sont susceptibles d’être tentés de jouer la carte des médias pour défendre leurs clients. Ce d’autant plus que l’appétit de la presse pour les affaires judiciaires ne se dément pas. C’est Jacques Vergès qui, dans l’affaire Omar Raddad, a « inventé » l’usage contemporain de l’arme médiatique dans les procès en fabriquant à partir d’un coupable judiciaire un innocent médiatique. Les ténors du barreau ont embrayé, entrainant une révolution des usages. « Les Kiejman, Vergès, Lombard, Leclerc et Soulez Larivière ont inauguré le procès moderne sans imaginer qu’ils créaient un monstre incontrôlable » notent les auteures. Ils ne sont pas seuls responsables. A la fin des années 70, la chronique judiciaire s’est partiellement déplacée vers l’investigation chère à son « inventeur » Edwy Penel.
Haro sur le journalisme d’investigation idéologique !
Avec les travers que dénoncent les avocats interrogés dans le livre : la partialité, la course au scoop, la vision tronquée du dossier. Et les ténors de la place de dénoncer ces nouveaux juges d’instruction que sont devenus les journalistes (Me Jean Veil), pratiquant un « journalisme idéologique » (Me Richard Malka), un « journalisme d’accusation » (Me Emmanuel Marsigny). A mesure que la médiatisation des dossiers se fait de plus en plus violente et accusatrice, grandit la tentation (l’impérieuse nécessité ?) de plaider les dossiers autant dans la presse que devant les juges. C’est ainsi que les procès se déplacent des prétoires vers les plateaux de télé. A travers les grandes affaires du moment, Kerviel, Bettencourt, DSK, le livre nous emmène dans les coulisses de cette nouvelle défense qui s’orchestre autant depuis les cabinets d’avocats que dans le secret des officines des communicants. Coup de maîtres et coups tordus émaillent le récit secret de ces grands procès tandis qu’une question lancinante rythme les pages de ce livre : quel est l’impact exact des stratégies de manipulation des médias dans le cours de la justice ? Les confidences des grands communicants tendent à montrer que c’est moins la justice qu’ils tenteraient d’influencer que l’image du client qu’ils voudraient sauvegarder. Il y aurait donc une défense judiciaire dans les prétoires et une défense médiatique d’image dans la presse. Une pudique et modeste posture que chaque page du livre dément tant il apparait, et c’est assez terrifiant, que l’ambition cachée de tous ceux qui communiquent (prévenus, victimes, avocats, communicants, associations…) consiste bien, au-delà de l’opinion publique, à atteindre et influencer le juge. Quelques figures d’avocats amoureux du silence et de la discrétion apportent une réconfortante contradiction à la fièvre communicante dépeinte dans l’ouvrage. Citons François Martineau, avocat de la Société Générale dans l’affaire Kerviel, pour qui « la discrétion est souvent plus efficace, c’est un art qu’il faut savoir cultiver », ou bien encore Hervé Témime : « je n’ai jamais cru à la défense médiatique. Je ne connais pas d’exemple de procès gagnés grâce aux seuls médias ». Jusqu’à présent…est-on tenté de commenter. Tenez, jeudi prochain l’émission de France 2 « Complément d’enquête » se penche sur les soi-disant zones d’ombre de l’affaire Kerviel. A ma connaissance, aucun chroniqueur judiciaire ayant suivi le procès n’a été interrogé. Que pèsent une instruction, deux procès, 300 pages de décisions de justice, contre la tentation des médias à se rejouer indéfiniment le scénario de l’affaire Dreyfus pour faire de l’audimat ? Et tant pis si au passage, n’écoutant qu’une version de l’histoire, on accrédite l’image d’une justice folle ou aux ordres et que l’on aggrave le divorce entre les citoyens et leurs institutions. Vive le spectacle !
La déposition, ou l’affaire Agnelet vue de l’intérieur
Ce n’est pas un hasard si Pascale Robert-Diard est citée dans le livre ci-dessus pour avoir refusé que son journal soit instrumentalisé dans le procès Bettencourt par Me Metzner qui, en pleine affaire Kerviel, avait tenté de la convaincre de publier les enregistrements pirates de Liliane Bettencourt. Les chroniqueurs judiciaires sont rompus aux techniques d’influence des avocats, c’est une compétence professionnelle qui les tient à l’abri des manipulations, contrairement à certains de leurs cousins de l’investigation. Les deux métiers sont en principe séparés, mais il arrive qu’ils se rejoignent dans des circonstances exceptionnelles. C’est précisément un moment d’exception qui est à l’origine du magnifique récit intitulé »La déposition ».
Avril 2014 : au terme de son troisième procès, Maurice Agnelet est condamné pour le meurtre d’Agnès le Roux, l’héritière du Palais de la Méditerranée, disparue en 1977. Son corps n’a jamais été retrouvé, mais les soupçons pèsent sur cet avocat sulfureux de la famille qui était aussi à l’époque l’amant de la jeune femme. Débute alors une énigme judiciaire passionnante qui va durer plus de 30 ans. Acquitté lors de son premier procès à Nice en 2006, Maurice Agnelet est condamné en appel à Aix-en-Provence l’année suivante. Son avocat dépose un recours devant la CEDH et gagne. Un troisième procès est organisé en 2014. Le 6 avril, coup de théâtre : l’un des fils de Maurice Agnelet, Guillaume, qui avait défendu son père jusque là fait volte face et confie à la barre sa conviction que son père est coupable. S’en suivent des moments d’une rare violence dans un prétoire lorsque Guillaume est confronté à sa mère qui continue de défendre l’innocence de Maurice Agnelet et le menacera quelques heures plus tard de se suicider. Le procès a été aussi marqué par un geste magnifique d’Hervé Témime, avocat de la famille d’Agnès Le Roux. Bouleversé par cette famille qui implosait dans le prétoire, il a pris l’initiative de demander au président qu’on ne confronte pas Guillaume et son frère. Sous la plume de Pascale Robert-Diard, l’épisode arrache les larmes.
Bouleversée par cette affaire, la journaliste a écrit à Guillaume Agnelet à l’issue du procès, il lui a répondu. Les confidences de ce témoin hors normes permettent à l’auteur de reprendre l’histoire où le procès l’a laissée et de remonter le fil de ces trente années de mystère. On y découvre l’envers du décor, l’ambiance étouffante qui règne dans la famille, la personnalité singulière, tantôt séduisante, tantôt inquiétante de Maurice Agnelet, le désarroi de son épouse, l’amour angoissé de ses enfants. Nulle révélation fracassante, pas davantage de scoops et moins encore de racolage dans ce livre. Pascale Robert-Diard décrit avec une délicatesse de dentelière les interrogations et les douleurs d’une famille qui a vécu 30 ans sous le poids écrasant d’un secret partagé sans avoir jamais vraiment été avoué. On s’assoit aux côtés de la journaliste sur le banc dans la salle d’audience, on assiste tétanisé au retournement d’audience, puis l’on croise sur un quai de gare Guillaume Agnelet, on marche à sa suite pour découvrir la maison où il a vécu avec son père, on partage ses angoisses et sa rage quand la famille lui impose une insupportable omerta, puis sa délivrance quand enfin il parle. Très peu de livres de journalistes traitant de faits divers peuvent prétendre s’extraire du temps de l’actualité. La plupart sont condamnés au bout de quelques semaines, invalidés par les développements ultérieurs des faits qu’ils ont relatés, balayés par d’autres hochets médiatiques, bref, démodés. Il y a dans celui-ci tant d’amour de la justice et tant d’humanité, tant de finesse d’analyse et de grâce dans l’écriture qu’il mérite d’entrer dans la grande histoire du journalisme.
Informations transparence : nous appartenons toutes les 4 à la même association professionnelle, la très belle Association confraternelle de la presse judiciaire. Je n’aurais pas parlé différemment de ces livres si les auteures avaient été pour moi de parfaites étrangères, mais j’estime que ce point mérite d’être porté à l’attention des lecteurs du blog.