La Plume d'Aliocha

09/01/2013

« Dilater le banal »

Filed under: questions d'avenir — laplumedaliocha @ 11:22
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L’écriture, c’est l’art d’agencer de vieux mots usés jusqu’à la trame pour leur donner un sens neuf. Et c’est ainsi que parfois, Ô miracle, une expression fait mouche. Parce qu’elle exprime avec une précision d’orfèvre une réalité, mieux, elle l’accouche. C’est le sentiment que j’ai eu en lisant le dernier billet de Philippe Bilger dans lequel il propose, si j’ai bien compris, qu’on lui accorde quelque part cinq minutes d’antenne pour un concept d’interview où il ne poserait pas dix questions convenues, mais une seule : la question, celle qui fera mouche et ira droit à l’essentiel. Cinq minutes de vérité.

Je ne puis me défendre de sourire en songeant à ce que son rêve semble tout droit inspiré de son passé d’avocat général. Ah ! La question qui vous place au pied du mur, celle qui touche au coeur, la question « bas les masques » ! Je ne suis pas certaine d’adhérer à son projet, car aimant l’art de l’interview par-dessus tout, je pense qu’elle doit se déployer sur un temps assez long, qu’elle doit être construite à la manière d’un roman balzacien, une sorte de longue montée en puissance où les deux interlocuteurs se jaugent, s’accordent, se séparent, se devinent, se retrouvent et s’affrontent ou s’allient lors du dénouement final. C’est presque un art de la danse, valse ou tango selon les cas…

Mais là où je le rejoins, c’est dans son rejet de la tendance actuelle des médias à, pour reprendre sa remarquable expression, « dilater le banal ». Que c’est bien vu ! Comme on se sent moins seul soudain dans sa colère contre les chaines d’information en continue qui explorent jusqu’à l’overdose le détail le plus trivial d’un feuilleton à rebondissement. Comme  on trouve les mots pour peindre l’ennui que suscite la page Actualités de Google news ou bien encore les Une des newsmagazines sur le marché immobilier ou les Francs-Maçons. Dilater le banal…jusqu’à l’overdose. La maladie des médias actuels est enfin diagnostiquée. Qui la soignera ? Parmi les spécialistes qui se mobilisent, je signale la sortie demain du nouveau numéro de la revue XXI, lequel est accompagné d’un manifeste intitulé « Un autre journalisme est possible ». Pour ceux qui l’ignorent, cette revue, créée en 2008 par Patrick de Saint Exupéry et Laurent Beccaria, a cassé tous les codes actuels de la presse en lançant une revue trimestrielle de reportages, au prix élevé, vendue exclusivement en librairie. Bref, le contraire de l’information courte, instantanée et gratuite. Et ça marche ! Au point que ce nouveau genre de presse, dénommée Mook – contraction de magazine et de book – a fait des émules. Le manifeste quant à lui déclenche sans surprise une polémique. C’est tellement plus drôle de s’indigner que de réfléchir…Incorrigibles médias.

21 commentaires »

  1. Le risque de « dilater le banal » c’est de faire « péter le canal  » !

    Commentaire par Le Chevalier Bayard — 09/01/2013 @ 11:49

  2. Y compris mettre au pas les élus, avec une seule et unique question: êtes vous honnête ?

    Commentaire par zelectron — 09/01/2013 @ 11:56

  3. @Le Chevalier Bayard : je n’ai pas l’esprit à la contrepétrie, mais je me disais bien en rédigeant le titre que quelque farceur allait s’en amuser 😉

    Commentaire par laplumedaliocha — 09/01/2013 @ 12:42

  4. Bonjour Aliocha,

    Sacrée tentatrice ! Comme la fable du scorpion et de la grenouille…. c’est dans ma (notre) nature !

    Commentaire par Le Chevalier Bayard — 09/01/2013 @ 12:49

  5. Dilater le banal, n’est ce pas une des formes de la maltraitance des diptères ?

    Commentaire par sid — 09/01/2013 @ 13:49

  6. @Sid et Le Chevalier Bayard : tsssss, je fais un billet sérieux, et voilà, ça tourne à la pantalonnade. Vilains lecteurs 😉

    Commentaire par laplumedaliocha — 09/01/2013 @ 13:58

  7. Certains se souviennent sans doute du billet dans lequel je racontais un peu les dessous du livre de Péan et Cohen sur Le Pen. Eh bien voilà, le livre n’a pas plus chez Marianne, selon @si, au point que Philippe Cohen quitte l’hebdomadaire fin janvier. Si j’en sais plus, j’y reviendrai : http://www.arretsurimages.net/vite.php?id=14965
    c’était ce billet : https://laplumedaliocha.wordpress.com/2012/11/16/touche-pas-a-mes-certitudes/

    Commentaire par laplumedaliocha — 09/01/2013 @ 14:19

  8. On notera, quand je parle de débats interdits, par exemple dans le précédent billet, que je ne fantasme pas, contrairement à ce que beaucoup ont tenté de faire croire.

    Commentaire par laplumedaliocha — 09/01/2013 @ 14:20

  9. Malheureusement, Marianne n’est plus aussi intéressant que du temps de Jean-François Kahn. Cela ne risque pas de s’améliorer avec le départ de Philippe Cohen.

    On va assez souvent sur les chaines info le journaliste Laurent Neumann, et clairement, le niveau est un ton en dessous et le débat bien moins intéressant et beaucoup plus dogmatique.

    Commentaire par Paul B. — 09/01/2013 @ 14:32

  10. @Paul B : Kahn avait imprimé un esprit très républicain au journal, et Philippe allait exactement dans le même sens, mais en plus il avait le mérite d’être resté un journaliste de terrain, contrebalaçant ainsi le côté un peu trop opinion du canard par de l’investigation. Je ne lis plus le journal depuis 6 mois, c’est devenu l’Obs en moins bien. Fini la rubrique « ils ne pensent pas comme nous ». Fini les papiers de fond sans jugement de valeur qui s’atreignait à décrire sans donner des leçons . Fini la critique de la conso, à la place on a des pages ridicules vantant les mérites d’objet inaccessibles au commun des mortels. Il ne reste que Légasse, Ploquin, et la Der, c’est un peu court.

    Commentaire par laplumedaliocha — 09/01/2013 @ 14:38

  11. J’ai lu la chronique de M. Bilger, la vôtre, Aliocha, et je reviens toujours à la question fondamentale de l’économie de la presse. Certains journaux mieux foutus que le commun s’en sortent bien, dites-vous, et je vous crois bien volontiers. C’est un signe d’espoir pour notre profession. Mais combien de mes amis, tous trentenaires ou jeunes quadras, s’intéressent vraiment à l’information « creusée » ? Bien peu, je le crains, tant la défiance à l’égard des médias dominants est désormais devenue importante. Noyés dans la masse du quelconque, la bonne information passe trop souvent inaperçue.

    Je suis ô combien persuadé qu’une information de qualité devrait s’imposer face à tous ces buzz incessants. Encore faut-il qu’elle parvienne à retrouver le chemin du lecteur, téléspectateur ou auditeur. Une partie immergée de l’iceberg « réforme de la presse » dont je ne mesure pas exactement la taille. Je crois tout de même qu’il ne faut pas la négliger.

    Commentaire par Martin K — 09/01/2013 @ 15:37

  12. Pour peu que l’on soit intéressé pour les questions de défense, les écrits de Jean-Dominique Merchet restent instructifs et souvent neutres dans le ton. Mais comme vous le dites, cela fait bien peu, et de toute façon son blog http://www.marianne.net/blogsecretdefense/ est suffisant.

    Commentaire par Paul B. — 09/01/2013 @ 15:44

  13. @laplume…

    je ne sais pas si je suis dans la pantalonade ou le pantanlon, mais à une lettre près ,c’était pipe poil pour le top du moteur de recherche, le sacro saint nombre de pages vues, le référencement ultime, la consécration (en un seul mot).

    Commentaire par herve_02 — 09/01/2013 @ 16:35

  14. « Dilater le banal », la formule est jolie en effet.

    Quant à la tendance qu’elle décrit, assourdissante en effet, elle n’a d’égale que la tendance inverse, rapetisser l’exceptionnel.

    Car enfin, nous sommes au bord du gouffre, ou de la falaise comme on voudra, de multiples voix le disent et le répètent, au bord d’un gouffre économique, financier, monétaire, politique… à l’échelle mondiale, et nul ne semble songer à faire plus que gagner du temps, retarder un peu la chute, quand ce n’est tout simplement regarder ailleurs…

    Dilater le banal est une bon expédient quand le non-banal est trop angoissant.

    Commentaire par Denis Monod-Broca — 09/01/2013 @ 16:54

  15. « L’écriture, c’est l’art d’agencer de vieux mots usés jusqu’à la trame pour leur donner un sens neuf. »

    Leur donner un nouveau sens, non !
    Les mots ont un sens, propre ou figuré. Ils peuvent être soumis à la torture de la litote, l’oxymore, la synecdoque…
    Ils peuvent faire l’objet d’un détournement digne de la langue de bois.

    Aussi, l’écriture est l’art d’agencer des mots qui, tels que les 7 notes de musique, donneront naissance , à travers des phrases plus ou moins bien ciselées, à de nouvelles idées, à de nouvelles impressions. Cette façon de « réveiller » les mots et leur sens est particulièrement bien décrite dans l’ouvrage d’Eric Orséna « la grammaire est une chanson douce ».

    Quant à l’exigence de la question répondue en 5 minutes, cela me rappelle la méthode de Jacques Lacan pour ses séances de psychanalyse …

    Commentaire par fultrix — 09/01/2013 @ 17:20

  16. Si seulement les journalistes, avant de poser une question, commençaient par vraiment écouter la réponse à celle qu’ils ont posée juste avant…

    Commentaire par Mon café lecture — 09/01/2013 @ 18:50

  17. @Martin K : c’est un peu le problème que je soulève dans un précédent billet sur la dimension psychologique, rapport à la vérité, sentiment de l’importance de l’information, acceptation de payer un peu plus cher pour avoir mieux….ça va être à nous de convaincre, et ça ne sera pas facile. Maintenant, on peut espérer comme Marcel Gauchet que la malbouffe actuelle suscite une envie d’autre chose. A ceci près que pour lui, il faudra se résoudre, au moins au départ, à des tirages confidentiels, des prises de risques…

    @Paul B : oui, j’oubliais Merchet en effet.

    @Herve_02 : Tsssssss 😉 figurez-vous que j’ai commis une erreur avec le titre, lue dans son contexte te sans s’y attendre, la formule est remarquable, en tout cas j’aurais aimé la pondre. En titre, même moi qui suis nulle en contrepétrie, j’ai senti le problème.

    @Fultrix : j’ai dit « neuf », pas nouveau. Quand vous achetez un bol neuf, c’est toujours un bol, ça sert toujours à la même chose, il est juste un peu plus rutilant et pendant un temps vous le regardez autrement, non ?

    @Mon café lecture : oh que oui. J’ai fait une interview il y a pas longtemps sur un sujet technique qui me passionnait. Il ne s’agissait pas en l’espèce d’accoucher un individu d’une vérité, donc ce que j’expose dans le billet n’avait pas lieu d’être. A la place, ça a été une discussion à batons rompus, mais en réécoutant mon enregistrement, je me suis aperçue que je n’avais cessé de couper mon interlocuteur. Au point que je l’ai appelé pour m’excuser, c’était odieux à écouter 😉 parfois, on ne se rend pas compte…d’autres fois, les journalistes coupent parce que l’interviewé dérive, ce n’est pas toujours une erreur de couper. Dans mon cas, ça l’était.

    Commentaire par laplumedaliocha — 09/01/2013 @ 21:55

  18. @Denis Monod-Broca : en ce sens, cela rejoint la théorie du fumigène largement développée et illustrée par Daniel Schneidermann, à juste titre. J’aime bien d’ailleurs ce mot de fumigène.

    Commentaire par laplumedaliocha — 09/01/2013 @ 21:56

  19. Alliocha votre style et votre écriture me font souvent penser à Paul Murray que vous citez parfois, je pense ne pas trop vous décevoir en vous disant cela.
    Une nouvelle invention concernant nos futurs téléviseurs permetta un jour prochain de voir sur le même écran évoluer deux chaînes en même temps. Si je ne vois pas bien l’intérêt de jongler entre deux films on pourra en revanche constater que les trois premières chaînes qui programment aux mêmes heures le journal diffusent aussi exactement les mêmes informations, dans le même style  » banal dilaté « à l’extrême et si les « chiens écrasés » ne sont pas ce que vous recherchez vous saurez immédiatement qu’il faut aller voir ailleurs pour savoir ce qui se passe dans le monde.
    Ce sera paraît-il un progrès.

    (Merci pour les mooks, je ne connaissais pas ). .

    Commentaire par Scaramouche — 10/01/2013 @ 06:18

  20. @Scaramouche : Philippe Muray tout dit, de sorte que lorsque je l’ai lu, j’ai songé qu’il ne me restait plus qu’à me taire 😉 Sur les 20H, je ne suis jamais chez moi à cette heure, mais j’en ai profité durant les vacances de Noël pour regarder, c’est étonnant en effet. Les mêmes sujets, selon la même hiérarchie (donc au même moment), sur le même ton.

    Commentaire par laplumedaliocha — 10/01/2013 @ 09:33

  21. Pour le reste, société du zapping, nos cerveaux risquent de fatiguer. D’un côté ça rend agile, de l’autre, je me demande si le pouvoir de concentration y gagne ou pas…

    Commentaire par laplumedaliocha — 10/01/2013 @ 09:34


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