La Plume d'Aliocha

19/06/2016

La mécanique perverse de l’affaire Kerviel

Filed under: Affaire Kerviel,Comment ça marche ? — laplumedaliocha @ 15:44

Ainsi donc, si j’en crois le site Arrêt sur Images, un « bras de fer » opposerait les chroniqueurs judiciaires de la presse traditionnelle à « une poignée de journalistes économiques » dont Martine Orange. L’auteur, Anne-Sohie Jacques, a lu la presse autour du procès en appel de l’affaire Kerviel et en propose une analyse sur le site surnommé des « boeuf-carottes » de la profession. Je précise qu’elle n’a appelé aucun de ces journalistes. Comme j’ai beaucoup d’estime pour Anne-Sophie,  je ne saurais lui en vouloir de s’être à mon avis trompée d’analyse. Surtout dans un dossier aussi délirant. Mais je ne peux pas laisser son article sans réponse.

L’idée-force de celui-ci, c’est que les deux clans n’ont pas assisté au même procès, tant leurs récits sont différents. En réalité le fil rouge qui transparait à la fin de l’article, c’est que seule Martine Orange a vu la Vérité. Extrait :

« Quant au deuxième jour du procès, pour Orange, c’est plié : « brusquement, le brouillard qui entoure ce dossier depuis plus de huit ans a commencé à se déchirer. Des témoins sont venus raconter à la barre des faits qui n’avaient jamais été entendus auparavant. Les juges eux-mêmes ont semblé mesurer une réalité qu’ils n’avaient jamais perçue dans les enquêtes judiciaires et les jugements d’appel ». Parmi les pièces déchirant le brouillard, des extraits de l’enregistrement du vice-procureur de la République Chantal de Leiris avec la commandante de la brigade financière qui a enquêté sur l’affaire, Nathalie Leroy. Un enregistrement d’une conversation privée effectuée dans un café parisien – donc illégale – et révélé par Mediapart comme nous le racontions ici« .

Comment je sais que c’est la Vérité pour Arrêt sur Images ? Vous allez voir. L’article poursuit son analyse :

« Patatras : au troisième jour, l’avocat général lâche son réquisitoire surprise. Si Mediapart n’a encore rien publié sur le sujet à l’heure où nous écrivons, comment ont réagi les chroniqueurs judiciaires du Monde et du Figaro ? Robert-Diard est bonne joueuse et salue le réquisitoire qui « remet chacun à sa place » en donnant « une lecture équilibrée de l’affaire Kerviel, qui semblait s’être définitivement perdue au fil des procédures successives : il écarte le brouillard médiatique savamment entretenu par l’ancien trader, qui se présente comme un innocent […] manipulé à son insu par la banque. Il place aussi et enfin la banque face à ses propres responsabilités. Il y a un coupable, Jérôme Kerviel, et un responsable, la Société générale. Si elle est partagée par la cour d’appel de Versailles, cette lecture pourrait enfin contribuer à apaiser une affaire qui n’a que trop duré. » Pour Durand-Souffland, en revanche, la pilule semble amère ».

En réalité, le réquisitoire n’était une surprise pour aucun chroniqueur judiciaire. J’ai assisté au procès avec eux. Nous savions tous qu’on s’acheminait vers au minium un partage de responsabilité pour une raison très simple : c’est ce que la Cour de cassation invitait la cour d’appel à faire, au terme d’un revirement de jurisprudence survenu en 2014 précisément dans cette affaire. Jusque là, les juges avaient envisagé l’hypothèse de ce partage de responsabilité, mais l’avait écarté car le droit les en empêchait. La cour de cassation en 2014 leur ouvre cette possibilité, il devient donc logique que l’avocat général requiert en ce sens, ce d’autant plus qu’il n’a pas manifesté une tendresse particulière pour la banque durant les débats. Ni pour Jérôme Kerviel d’ailleurs. Et c’est ainsi qu’il a longuement rappelé en première partie de son propos que Jérôme Kerviel était entièrement et définitivement coupable des faits qui lui étaient reprochés. Je dis bien entièrement et définitivement. Et comme si cela ne suffisait pas, il a insisté « il ne fait pas de doute que le responsable premier et direct du préjudice est Jérôme Kerviel ».

Symbole

Toutefois, poursuit l’avocat général, la négligence de la banque à été telle que cela lui interdit de réclamer l’indemnisation qui lui est due. Et c’est au terme de ce raisonnement que le parquet conclut à l’annulation totale de la réparation de 4,9 milliards. S’il y a eu une surprise, modérée, elle se situe dans cette conclusion radicale, les uns et les autres penchant plutôt pour une division par deux. Au demeurant, et on oublie trop souvent de le dire, c’est sans intérêt pratique, puisque Jérôme Kerviel ne paiera ni 4,9 milliards, ni 2, 5 milliards d’euros. Nous sommes ici sur le terrain du symbole, avec éventuellement des conséquences fiscales pour la banque, mais cela reste encore à juridiquement à démontrer. Si la Cour, qui rendra son arrêt le 23 septembre et peut parfaitement ne pas suivre l’avocat général, voulait être vraiment sévère avec Jérôme Kerviel et peut-être tempérer l’ardeur avec laquelle il dépense l’argent du contribuable dans un combat judiciaire sans fin, elle le condamnerait au million symbolique (vu les montants en jeu, l’euro se fait million) ou à toute autre somme raisonnablement supportable par un individu car alors  celle-là pourrait lui être réclamée. Quand je parle de combat judiciaire sans fin, c’est que les conclusions de l’avocat général ne conviennent pas au trader, qui continue d’accuser la banque de n’avoir rien perdu et demandait en fin d’audience que la justice ordonne une expertise pour vérifier des pertes qui ont déjà été constatées par la commission bancaire, les commissaires aux comptes et  validées par le juge d’instruction Renaud Van Ruymbeke. Il a raison, il ne paie pas son avocat et la justice est gratuite en France. Pourquoi se priver ?

Toujours est-il que pour Arrêt sur images, les chroniqueurs judiciaires qualifiés d’anti-Kerviel,  ne peuvent  qu’être déçus, humiliés, de voir que l’avocat général ne va pas dans leur sens. Pascale Robert-Diard reçoit un bon point : elle est bonne joueuse (ce qui sous-entend qu’elle a perdu). Il n’est pas inutile de rappeler que loin d’avoir perdu, elle avait anticipé la chose dès 2014. A l’inverse, le journaliste du Figaro (valet du système ? Pro-banque ? anti-salarié ? ) n’arrive pas à avaler la pilule amère (de la défaite ?). En réalité, l’un comme l’autre ne font que rendre compte des débats. C’est tout l’honneur, et je pèse le mot, de la chronique judiciaire de s’en tenir systématiquement et religieusement à la description de ce qui se déroule dans le prétoire sous ses yeux. Evidemment résumer en 5 000 signes une journée d’audience nécessite de distinguer l’essentiel de l’accessoire, le propos utile de la gesticulation, l’argument de fond du sentiment non étayé, le retournement et le simple effet d’audience. C’est ce que font les chroniqueurs judiciaires, dont singulièrement on semble vouloir retourner contre eux leur propre compétence, comme si le fait de connaître une matière vous rendait coupable de ne je ne sais quel crime d’aveuglement tandis que l’ignorant serait élevé au rang de voyant inspiré.

Ce qui nous amène à Martine Orange dont j’observe qu’elle incarne seule les « journalistes économiques » censés s’opposer aux chroniqueurs judiciaires de la presse traditionnelle évoqués au début de l’article d’@si. Elle seule relate en détail les témoignages des deux témoins de la défense y voyant « des faits jamais entendus auparavant ». Et si. Ils ont été entendus en 2012. J’en parle ici et . Ils n’ont rien dit de plus cette fois-ci. Ils n’ont fait que redévelopper des raisonnements excentriques sur l’innocence de Kerviel, l’hypothèse d’un desk fantôme et autres joyeusetés fort bien comparées par Stéphane Durand-Souffland avec le film Matrix. Voilà pourquoi les chroniqueurs judiciaires n’ont perdu ni leur temps ni celui de leurs lecteurs à rendre compte de ces éléments déjà explorés par la justice et déjà écartés pour défaut total de fondement factuel et insulte à la logique la plus élémentaire.

Co-production médiaticojudiciaire

Ils ne se sont pas étendus non plus sur les enregistrements pour les mêmes raisons. Certes, je conçois que pour un journaliste non habitué des prétoires, entendre un enregistrement pirate d’une conversation privée entre une policière et une procureure donne le frisson. Surtout quand ce journaliste non habitué des prétoires connait parfaitement l’auteur de l’enregistrement et les enregistrements dont son organe de presse s’est largement fait l’écho (Voir cet article et tous les autres).  J’ajoute que je tiens d’Edwy Plenel lui-même l’information selon laquelle il a personnellement encouragé cette policière à confier ses doutes et assuré sa protection en appuyant ses démarches auprès de sa hiérarchie par des articles sur son site.  Comment s’étonner dès lors de  l’enthousiasme avec lequel Martine Orange rend compte de ce nouveau rebondissement  dans un feuilleton médiatique co-produit depuis des années par la défense de Kerviel et Mediapart ?  Hélas, ces enregistrements n’ont aucun intérêt. D’abord parce qu’ils n’ont aucun rapport avec la question dont est saisie la cour d’appel et ne pourraient éventuellement intéresser qu’une procédure en révision. Ensuite, parce que sur le fond ils se résument à des propos hasardeux de bistrot dont le caractère scandaleux est largement survendu. On y apprend qu’un avocat de la banque a parlé au parquet, ce qui ne fait frissonner d’horreur que les complotistes étrangers à la machine judiciaire. En France magistrats et avocats se parlent. Eh oui ! Il y est dit aussi que la banque aurait rédigé l’ordonnance de renvoi à la place du parquet. C’est dire le niveau de la conversation, car comme me l’a fait observer un confrère quand le comité de soutien de Kerviel nous a complaisamment donné la retranscription des bandes avant de les diffuser, l’ordonnance de renvoi, c’est le juge d’instruction qui la rédige et pas le parquet qui, lui, écrit le réquisitoire. Je ne l’avais pas relevé tant ce genre de méthode nauséabonde perturbe la réflexion.  Ici l’ordonnance de renvoi a été signée par Renaud Van Ruymbeke. Mais peut-être est-ce lui que l’on accuse d’avoir délégué sont instruction à la banque et la rédaction de son ordonnance du renvoi aux avocats de cette dernière ? Précisons que la magistrate enregistrée à son insu a constitué avocat, que celui-ci s’est présenté à l’audience de la Cour de Versailles le jour où la défense à fait écouter les bandes et a déclaré qu’aux yeux de sa cliente cet enregistrement était délictueux, de même que son utilisation à l’audience.

Populisme mortel

Bref, on l’aura compris, il y a d’un côté des chroniqueurs judiciaires qui ne sont ni pour ni contre Jérôme Kerviel mais qui relatent simplement les points saillants des débats, et puis il y a une journaliste dite d’investigation à qui son combat pour le trader et contre la banque donne une fausse apparence d’objectivité et même d’héroïsme journalistique. Elle est dans le camp du bien puisqu’elle se dresse contre la méchante banque et renvoie donc mécaniquement ses confrères dans le camp du mal. Le malheur dans cette histoire, et j’avais déjà eu l’occasion de le dire, c’est que les boeufs-carotte de la profession se permettent de distribuer des mauvais points à qui ne leur sert pas la thèse séduisante qu’ils veulent entendre. Ce qui les amène à saluer des articles qui se bornent à accumuler les insinuations et à semer la suspicion sur ceux qui font leur travail avec  exigence. Cette injustice flagrante  est emblématique de cette affaire et se retrouve à tous les niveaux.  Personnellement, elle a pour moi un nom : perversion. C’est sans doute le lot de toutes les affaires judiciaires qui ont le malheur de cristalliser des fantasmes collectifs, en l’espèce la haine des banques.  Je ne m’y habitue pas.

Accessoirement, on se souvient que Mediapart et Arrêt sur Images ont été partenaires commerciaux, que leur dirigeants un temps ennemis car Edwy Plenel a licencié Daniel Schneidermann quand celui-ci alors journaliste au  Monde a osé chroniquer « La Face cachée du monde », se sont réconciliés publiquement et qu’ils partagent le même pari journalistique d’un site payant et indépendant sur la toile contre la presse traditionnelle réputée à la botte du grand capital.  Tout ça pour montrer qu’en cherchant un peu, on trouve toujours des liens entre les personnes susceptibles de créer le doute sur l’objectivité de leurs analyses. Beaucoup de lecteurs ne sont pas dupes. Et à ce niveau de lassitude, je dirais bien : tant pis pour les autres. A ceci près que la pollution intellectuelle occasionnée par ce maljournalisme empreint de croyances faciles et d’idéologie  alimente un populisme que je crois possiblement mortel. Quand il subsiste des inconnues dans un dossier, je conçois que deux visions s’affrontent, mais quand il n’y a plus d’inconnues – ce qui ets le cas en l’espèce – , le fait qu’on en fabrique d’artificielles puis que l’on vante les vertus professionnelles de ceux qui agitent des fantasmes contre ceux qui rendent compte des faits me révolte. Et ça ne va pas s’améliorer. Un éditeur me disait il n’y a pas longtemps : « vous écrivez bien, trouvez-moi un sujet de livre anti-élites, c’est ça qui marche en ce moment ». Et comme il me savait un peu au fait de l’affaire Kerviel, il me confiait, « si vous pouvez me sortir un livre disant qu’il est innocent, je vous édite tout de suite ». J’ai décliné ces deux juteuses propositions. D’autres à l’inverse surfent allégrement sur le « tous pourris » qui satisfait leur vision idéologique du monde autant que leur portefeuille.  Je les laisse face à leur conscience. De mon côté, si je continue à écrire sur l’affaire Kerviel, ce n’est pas, comme m’en accusent une poignée d’illuminés hystériques et de confrères mal renseignés, parce que je serais anti-Kerviel. Au risque de contrarier ses adeptes,  Monsieur Kerviel m’indiffère totalement. C’est simplement par réflexe. J’ai horreur des inexactitudes et des fumisteries.

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