La Plume d'Aliocha

21/08/2011

La révolution de l’empathie selon Rifkin

Filed under: Réflexions libres — laplumedaliocha @ 11:42

Et si l’homme n’était ni la vile créature dépeinte par les religions, ni cet égoïste raisonnable servant de fondement aux théories du contrat social et au libéralisme, ni même l’être libidineux révélé par Freud ? Si l’homme donc était naturellement empathique, tourné vers les autres, programmé pour vivre avec ses semblables et éprouver de la compassion ? C’est sur le fondement de cette idée appuyée par les dernières découvertes de la biogénétique (les neurones miroir du cerveau),  de l’anthropologie et même les ultimes avancées de la psychanalyse, que le penseur Jeremy Rifkin revisite l’histoire de l’humanité dans son ouvrage qui vient de paraître « Une nouvelle conscience pour un monde en crise, vers une civilisation de l’empathie » (Editions Les liens qui libèrent, avril 2011, 29 euros). Autant le dire tout de suite, le titre est loupé, on croirait l’un de ces ouvrages pétris de « yaka fokon » qui fleurissent sur les étals des librairies à mesure que l’on s’enfonce dans la crise financière. La 4ème de couverture ne vaut guère mieux. Visiblement l’éditeur a tout fait pour rendre anodin un livre qui ne l’est pas. Changeons notre regard sur ce que nous sommes, avance Rifkin et nous changerons le destin de l’humanité.

L’élargissement de la conscience humaine

C’est peu dire que ce livre est d’une lecture stimulante !

Pour l’auteur, nous sommes confrontés aujourd’hui à une situation qui est loin d’être nouvelle. Les civilisations depuis l’origine fonctionnent avec ce que l’on pourrait illustrer comme un attelage à trois chevaux : l’économie, la communication et la conscience. A mesure que l’économie se développe en découvrant de nouvelles énergies, elle élargit le champ de la communication et par conséquent celui de la conscience humaine (écriture, imprimerie, radio, télévision, Internet). Mais dans le même temps, les civilisations accroissent leur facture entropique, autrement dit épuisent les ressources de la terre qui leur ont permis d’émerger. Et c’est ainsi qu’elles disparaissent. Epuisement des sols pour les anciennes civilisations hydrauliques, puis épuisement des forêts et encore des sols agricoles entre le Moyen-Age et le 19ème siècle, et enfin aujourd’hui des énergies fossiles. En l’espace de très peu de temps, nous sommes passés de l’ère mythologique (société orale), à l’ère théologique (société écrite), puis à l’époque idéologique (imprimé) et nous voici aujourd’hui à l’ère psychologique.  L’évolution des moyens de communication, concomitante à celle des énergies, a propulsé la conscience humaine d’un moi à peine esquissé à l’émergence du « je », de la raison à la capacité d’exprimer et de partager des sentiments grâce au roman, jusqu’à l’approfondissement de l’identité individuelle que nous connaissons aujourd’hui en parallèle à la capacité de communiquer avec le monde entier en l’espace de quelques secondes. L’homme a désormais conscience de vivre sur un village et d’appartenir à une communauté globale. Ce qui redéfinit son rapport à l’autre, mais aussi à la nature et à l’univers. Nous entrons dans l’âge de l’empathie.

Facture entropique

Mais voici que nous faisons face dans le même temps à une facture entropique si lourde que les prédictions les plus sombres des scientifiques évoquent un réchauffement de la planète de 11 degrés à horizon d’un siècle, autrement dit la disparition de l’humanité. Autant dire que la conscience humaine n’a jamais été aussi large et sa fin aussi proche. Pour résoudre cette difficulté, l’auteur estime que nos structures mentales, façonnées par les religions et les philosophes sur la base d’une vision plus ou moins négative de l’homme, ne sont plus à même de relever ce défi. Il prédit donc autant qu’il appelle de ses voeux l’émergence d’une nouvelle conscience « biosphérique », une révolution qu’il décrit comme étant aussi majeure que le renversement de la foi par la raison. Le livre est ambitieux jusqu’au vertige, foisonnant de références philosophiques, scientifiques et historiques. Il plonge le lecteur presque à chaque paragraphe dans la tentation de critiquer, discuter, nuancer, soulève autant de questions qu’il en résout mais au final met au jour un précieux fil d’ariane en dévoilant un sens possible et nouveau de l’histoire de l’humanité.

Tension entre intimité et universalité

Evidemment, quand Rifkin dépeint cette évolution empathique de l’homme au fil de l’histoire, on guette avec impatience la manière dont il va aborder ce 20ème siècle qui fut tout sauf empathique.  Réécrire l’histoire de l’humanité en écartant le problème du mal n’est pas simple.  Rifkin a bien aperçu la difficulté. Voici comme il la résout :

« Parfois, la tension entre individualisation et intégration et l’élan qu’elle suscite vers l’intimité et l’universalité à la fois deviennent insoutenables. Le nouveau lien échoue, ou le lien existant claque. C’est dans ces moments de pure terreur, d’effroi, ou la société trébuche et perd prise sur son propre sens de l’intime et de l’universel, que les peurs globales de l’humanité se donnent libre cours dans d’incontrôlables déchainements d’oppression et de violence. Chaque grande civilisation a eu sa part d’holocauste. La prédisposition empathique qui est innée dans notre biologie n’est pas un mécanisme à toute épreuve nous permettant de perfectionner notre humanité. C’est plutôt une possibilité de lier progressivement l’espèce humaine en une seule famille étendue, mais il faut l’entretenir en permanence. Malheureusement, l’élan empathique est souvent laissé de côté dans le feu de l’action, quand les forces sociales vacillent au bord de la désintégration ».

 On a souvent envie d’objecter à l’auteur que la grande communion empathique qu’il aperçoit au bout du chemin n’est jamais au fond que le message de toutes les grandes religions.  Qu’en outre, cette approche de l’homme qu’il discute est spécifique à l’Occident.  La révolution de Rifkin n’est pas si radicale qu’il la présente, mais elle n’en est pas moins fondamentale dans sa manière de faire un pas de côté pour dire autrement ce qu’on ne savait peut-être plus entendre. Et surtout elle nous confronte à ce paradoxe : la situation qu’il dépeint avec force données scientifiques est plus inquiétante qu’on ne l’imaginait avant d’ouvrir le livre. Mais en avançant que nous aurions au fond les qualités humaines nécessaires pour surmonter le danger, Rifkin met en lumière l’énergie profonde qui anime les progrès en matière de droits et libertés, les combats écologistes, et cette amorce de conscience planétaire que l’on pressent intuitivement, mais qu’il est bien encourageant de voir confortée par les recherches scientifiques. Pour en savoir plus, je vous renvoie à l’excellente interview de Télérama. Entre nous, s’il n’y avait qu’un seul livre à lire en cette rentrée, je crois bien que ce serait celui-ci.

26 commentaires »

  1. La « lecture » de Rousseau citée dans votre article, ainsi que la référence au « contrat social » me semble loin de l’original : il faudrait lire Rousseau « dans le texte » (« Le Contrat Social », environ 120 pages, et le « Discours sur l’Origine de l’Inégalité » – même taille- : ce n’est pas la mer à boire et ça évite de dire n’importe quoi).
    Exemple : lorsque on fait dire à Rousseau que la société perverti l’homme, c’est parce-que elle le pousse à l’individualisme ; si Rousseau n’utilise pas le terme « empathie », c’est parce-que celui-ci n’existait pas à l’époque, mais il fait une très claire desciption du comportement correspondant dans le « Discours… ».
    On gagne toujours à ne pas se référer aux « idées reçues »

    Commentaire par popekmomek — 21/08/2011 @ 12:43

  2. @popekmomek : mille pardons, j’avais en effet cité Rousseau dans la première version, je l’ai supprimé ensuite parce que je trouvais qu’évoquer Rousseau et Goethe aussi brièvement était hasardeux. Je ne pensais pas que quiconque ait eu le temps de lire la première version. Voici donc, pour les autres lecteurs, la phrase supprimée à laquelle vous réagissez : « Réécrire l’histoire de l’humanité en écartant le problème du mal, n’est pas simple. Surtout quand on part de l’idée qu’au fond il est naturellement bon. Non pas à la Rousseau dont il moque l’égocentrisme et conteste surtout l’idée que l’homme serait perverti par la société, mais plutôt à ma manière de Goethe ». Et pour vous répondre plus précisément, Rifkin résume plus de 2000 ans d’histoire en 600 pages, je résume 600 pages en quelques lignes, forcément le résultat est discutable. C’est même la raison pour laquelle j’avais supprimé la phrase avant que vous ne la commentiez. Ce que veut surtout dire Rifkin, c’est que l’égocentrisme de Rousseau, qui m’empêche moi-même de le lire tant il m’irrite, ne cadre pas avec son propos. Paradoxe que de nombreux exégètes ont pointé avant lui il me semble 😉 Mais je vous accorde que cette irritation mérite certainement d’être dépassée. Je n’ai pas caché que le livre de Rifkin était éruptif, notamment en raison de ses raccourcis. Mais sans ces raccourcis, il lui aurait été impossible de tirer ce fil conducteur.

    Commentaire par laplumedaliocha — 21/08/2011 @ 13:07

  3. jJuste une petite remarque factuelle : le lien vers Télérama semble ne pas marcher.

    Commentaire par paul — 21/08/2011 @ 15:42

  4. Pfouu t’as rien de plus cul-cul? T’étais aux JMJ pendant les vacances ou quoi?

    Commentaire par Uncle Vania — 21/08/2011 @ 15:53

  5. @Paul : merci, c’est rectifié !
    @Uncle Vania : la lecture de ce blog vous rendant visiblement bilieux, je vous en dispense de force. Pour votre bien. Voyez à quel point je vais loin dans l’empathie…

    Commentaire par laplumedaliocha — 21/08/2011 @ 16:49

  6. Vous avez tout à fait raison, d’autant qu’à peine avais-je fini de rédiger ce commentaire que je n’ai plus trouvé dans votre texte le passage auquel je faisais référence !

    Commentaire par popekmomek — 21/08/2011 @ 16:56

  7. @aliocha : « Entre nous, s’il n’y avait qu’un seul livre à lire en cette rentrée, je crois bien que ce serait celui-ci. »

    Sans l’avoir lu (puisqu’il n’est pas sorit), je vous conseille d’avance le premier tome, sur l’Eurasie, de la serie qu’Emmanuel Todd consacre aux systemes familiaux dans le monde. Il a deja esquisse certains aspects de sa theorie dans d’autre bouquins, dont beaucoup se sont averes « prophetiques ».

    Je vous prie de m’excuser pour ce commentaire tout a fait hors-sujet.

    Commentaire par professeurtournesol — 22/08/2011 @ 09:28

  8. @popekmomek : nous avons sans doute eu une transmission de pensée ! En fait, j’avais rédigé le billet en vacances, en doc word parce que je n’avais pas Internet au fin fond de ma campagne, en le relisant une fois en ligne, je me suis aperçue que la phrase était un peu courte, plus sur Goethe d’ailleurs dont je ne retrouvais plus le passage dans le livre que sur Rousseau. Heureusement que j’avais une version word, en général j’écris directement sur le blog, sinon j’aurais été bien en peine de reproduire le texte supprimé 😉

    @professeurtournesol : Todd est sur ma liste de lecture, et ne vous excusez pas, un billet sur un livre est difficile à discuter quand les lecteurs ne l’ont pas encore lu, c’est donc l’occasion rêvée d’échanger des références !

    Commentaire par laplumedaliocha — 22/08/2011 @ 10:24

  9. Je suis particulièrement heureux et fier d’avoir de la transmission de pensée avec vous !
    C’est un plaisir et un honneur.

    Commentaire par popekmomek — 22/08/2011 @ 11:32

  10. Désolé de polluer ce fil de commentaires, mais je pense que le sujet de [url=http://tabaka.blogspot.com/2011/08/un-nouveau-defi-pour-le-data.html]cet article[/url] vous intéressera. L’auteur tient un blog sur le e-commerce, mais y aborde le sujet du journalisme d’investigation des données (francisation personnelle du data-journalisme) et se pose la question « est-ce que journalisme? »

    Commentaire par jean-louis marchand — 22/08/2011 @ 11:58

  11. Vous m’avez donné envie de lire ce livre, mais parle-t-il également de la croissance démographique, qui par le passé ( les civilisations des oasis- d’immenses cité construites dans le désert et qui ont périclité faute de pouvoir nourrir leurs populations, des cités Mayas qui ont cesser de devenir rentable par une trop forte concentration des gens et qui ont tout simplement été abandonnées, etc ) ont disparut faute de moyens correspondant à la densité de leur population ?

    Commentaire par Ceriat — 22/08/2011 @ 15:02

  12. @Cériat : oui, un peu, notamment à propos de l’empire romain. En fait, il parle de tellement de choses, le livre est si foisonnant que je me suis promis de le relire. Je l’ai dévoré trop vite !

    Commentaire par laplumedaliocha — 22/08/2011 @ 16:02

  13. Bon papier de Vincent Glad sur les rumeurs de la nuit en ce qui concerne Kadhafi, journalistes, twittos, tous piégés : http://www.slate.fr/story/42715/kadhafi-mort-fuite-arrete-twitter
    De quoi réfléchir sur la volonté d’aller toujours plus vite…

    Commentaire par laplumedaliocha — 22/08/2011 @ 17:42

  14. L’empathie contre l’individualisme forcené que nous connaissons actuellement ressemble à la common decency d’Orwell que j’ai connu par les ouvrages de Michéa.

    Pour vous faire une idée, j’ai trouvé de lien
    http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=753

    Commentaire par bruno — 22/08/2011 @ 19:21

  15. Tuer 1 riche est sauver 1 million de pauvres. Je m’excuse par avance, mais cela est faire preuve empathie.

    N.B. : your blog is made from cowboys-country. So, say wanted…

    Commentaire par yvan — 22/08/2011 @ 20:24

  16. […] La révolution de l’empathie selon Rifkin […]

    Ping par La révolution de l’empathie selon Rifkin | Dans les restes du monde | Scoop.it — 23/08/2011 @ 08:56

  17. Un peu d’opportunisme ! Quoique l’empathie, c’est pas tout neuf. Mais à qui en parlera le plus fort. Cela, et la résilience, on est bien barrés.

    Commentaire par Prataine — 23/08/2011 @ 10:42

  18. Post Scriptum : périodiquement il y a des prophètes qui rappliquent avec des lieux communs… La suite, vite!

    Commentaire par Prataine — 23/08/2011 @ 10:44

  19. @professeurtournesol

    Todd avait, ce me semble prédit, la défaite humiliante de Sarkozy en 2007, cette prédiction semblait plus correspondre d’ailleurs à une opinion personnelle parée de vertus autoréalisatrices. En ce cas particulier, il fut un mauvais oracle.

    J’ai néanmoins adoré son dernier livre, où tout en revenant sur son erreur sur Sarko, Todd présente un résumé assez appétissant de ses théories sur les structures familiales.

    Commentaire par Switz — 23/08/2011 @ 14:45

  20. Je constate la différence entre la vitesse des progrès technologiques (c’est flagrant notamment pour le matériel informatique) et la lenteur des adaptations des processus décisionnels de nos sociétés. J’ai peur que d’ici à ce que nous nous préoccupions réellement de régler les problèmes de surconsommation de la Planète, ceux-ci soient si importants qu’ils ne puissent être réglés que dans la douleur et la guerre.

    Chère Aliocha, si je peux me permettre deux suggestions: _Guns, germs and steel_ et surtout _Collapse_ de Jared Diamond; vous en trouverez au besoin des éditions françaises.

    Commentaire par DM — 24/08/2011 @ 01:44

  21. J’ai lu ce livre avec un plaisir fou !
    Il ne propose pas de solution mais casse des icônes et prépare une route du futur plus optimiste ….
    mais quelles sont des limites de l’empathie !

    Lisez-le, prenez le même comme un livre de compagnie vous l’aimerez surtout si vous n’êtes pas un intello blasé comme il en coure trop dans les blogs.

    Commentaire par Louis Bohuon — 24/08/2011 @ 05:59

  22. comme il en court trop dans les blogs ….
    1000 excuses

    Commentaire par Louis Bohuon — 24/08/2011 @ 06:01

  23. @Switz: vous avez raisons, Todd s’est effectivement bien planté sur l’élection de 2007 🙂 Mais je range cette prédiction dans une autre catégorie que les autres car
    1. elle ne sort pas d’un de ses bouquins (je crois).
    2. elle ne pas s’appuie pas sur son modèle anthropologique.

    Conclusion : il faut savoir faire la distinction entre Todd anthropologue et Todd polémiste audio-visuel (j’apprécie les deux, avec tout de même une nette préférence pour le premier – même si je dois reconnaître que ses saillis anti-sarkozystes du second à CSOJ étaient très rafraîchissantes et réconfortantes :-)).

    Commentaire par professeurtournesol — 28/08/2011 @ 22:59

  24. argh… « raison » (sans « s »)

    Commentaire par professeurtournesol — 28/08/2011 @ 23:00

  25. @professeur tournesol : tiens, j’ai pensé à vous, il y a une interview de Todd dans Marianne de cette semaine, 3 pages, il ne croit pas au déclin de l’Occident

    Commentaire par laplumedaliocha — 28/08/2011 @ 23:17

  26. J’ai acheté le pavé… Erreur ! Je me suis rapidement embourbé dans les longs méandres empathiques et cérébraux de Rifkin. Tout cela a été dit de façon beaucoup plus claire, plus économe, plus élégante par Edgar Morin depuis de longues années et en bonus pack Morin propose des solutions dans « La voie ».

    Commentaire par Massilian — 01/09/2011 @ 13:24


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