Comme souvent, c’est un commentateur de ce blog qui m’a forcée à réfléchir. Il se trouve que j’ai « unfollowé » en juillet dernier un fidèle de ces lieux sur Twitter et qu’il m’en a voulu. Pour ceux qui ne sont pas familiers de l’outil, une petite explication s’impose. Twitter, c’est comme un blog, sauf que l’auteur ne dispose que de 140 signes pour s’exprimer (d’où l’appellation de « microblogging »), disons en clair une longue phrase. Sur la partie gauche de l’écran, vous voyez défiler la liste des tweets (messages ) des personnes auxquelles vous êtes abonné, un peu comme dans une boite mail, sur la partie droite, vous disposez de plusieurs informations dont deux chiffres auxquels les « twittos » (abonnés à Twitter) accordent beaucoup d’importance. Le premier vous renseigne sur le nombre d’abonnements que vous avez souscrits (comptes followés), le deuxième sur le nombre de personnes qui se sont abonnées à vous (followers), votre audimat en quelque sorte. Ainsi, « unfollower » signifie se désabonner d’un compte. En ce qui me concerne, je regarde mon nombre de followers avec une indifférence absolue. Sans doute parce que, en professionnelle des médias, voilà bien longtemps que le notion de « public » ne me fait plus ni chaud ni froid.
Audimat, mon amour !
Mais j’ai découvert chemin faisant avec d’autres camarades sur Twitter, cela alimente d’ailleurs beaucoup nos conversations, que certaines personnes surveillent avec attention leur nombre d’abonnés (on en a rapidement plusieurs centaines), au point de s’apercevoir quand quelqu’un se désabonne et de lui en vouloir, voire de se mettre en colère et de le clamer haut et fort. Il n’est pas rare alors de recevoir des messages qui vont de la triste interrogation à l’invective, en passant par le lourd reproche. S’il y a colère, c’est qu’il y a blessure. Mais où exactement, et pourquoi ? C’est en me posant cette question que j’ai songé que certaines personnes plaçaient sans doute de l’affect à cet endroit là, et peut-être aussi de l’ego.
Ce phénomène, je l’avais déjà observé avec amusement sur les blogs. Chacun compte son nombre de visiteur, s’enquiert de sa visibilité, guette sa place dans les classements bref, recherche une forme de célébrité et d’approbation, un audimat. Je crois que c’est le chercheur au CNRS Dominique Wolton qui résume assez bien l’éternel problème de la communication et en particulier sur Internet par cette question : est-ce que quelqu’un m’aime quelque part ?
Racolage, course à la vitesse et à l’audience
Il est assez intéressant de découvrir que les travers que l’on reproche depuis l’origine aux médias dits aujourd’hui « traditionnels », racolage, course à la vitesse, obsession de l’audience, se retrouvent de façon aussi prononcée chez les internautes qui bloguent, twittent, voire même chez les commentateurs. Tous partagent la jouissance de communiquer en direction d’un public et l’espoir d’être lus, compris, approuvés et même félicités. On dit que la force du web 2.0, c’est l’interactivité, sans doute, mais n’est-ce pas aussi d’avoir élargi le champ des personnes éligibles à la visibilité publique, fut-elle réduite à l’exercice modeste de commenter sur un blog ou un site d’information ? L’envie de se faire remarquer pousse aux prouesses en tout genre, et notamment à diffuser des informations non vérifiées, histoire d’être le premier à annoncer un événement. J’en veux pour preuve le flot d’absurdités concernant Kadhafi diffusées sur Twitter dans la nuit du 21 au 22 août dernier. Il était au choix capturé, mort ou en fuite. Au même moment. J’étais sur Twitter cette nuit-là, et j’ai vu avec quel empressement journalistes, internautes et même politiques relayaient de concert les mêmes informations non vérifiées dans un emballement partagé et aveugle.
Quart d’heure de célébrité
Si nous rapprochons ces observations de la critique des médias, on s’aperçoit alors que ces « travers » ne sont pas liés à un secteur industriel, ou à une catégorie professionnelle, mais à la nature d’un exercice. Cela parait évident, et je vous accorde que ça l’est, mais il y a des évidences qui méritent d’être soulignées. Peut-être faut-il y voir la recherche du quart d’heure de célébrité qu’évoquait Andy Warhol. Allez savoir. En tout cas je trouve piquant que le public des médias, devenu média à son tour, se livre aux mêmes exactions qu’il reprochait et qu’il reproche encore, au médias professionnels.
Il y a une autre chose intéressante à relever, c’est que le phénomène est apparemment déconnecté de tout souci de rentabilité économique. Blogueurs, twittos, commentateurs n’ont en général rien à gagner financièrement. Voilà qui remet en cause une partie de la critique des médias sur l’obsession des ventes ou de l’audimat qu’exprime par exemple ce commentateur chez mon ami Koztoujours (que je remercie au passage pour sa sympathique citation) :
« J’éprouverais beaucoup plus de sympathie pour Le Monde en particulier et les journalistes en général s’il ne violaient pas très souvent et sans vergogne une autre loi, celle sur le secret de l’instruction. Quelle est leur justification ? Le droit à l’information. C’est en effet une bien belle chose que l’information. Elle nourrit l’intérêt des lecteurs et le débat; mais il se trouve qu’elle nourrit aussi les journalistes. C’est leur business en somme. Je peux comprendre qu’ils préfèrent l’intérêt de leur business au strict respect de la loi, mais il y a là un conflit d’intérêts patent, qu’ils résolvent à leur manière sans faire honneur à leur sens de la retenue ni de l’autocritique. Et qui nous dira ce que ces journalistes promettent à leurs sources, pour qu’elles violent leur secret professionnel ou celui de l’instruction ? Simplement le scintillement de la reconnaissance médiatique ? Ou encore quelques avantages plus sonnants et trébuchants ? »
Pensée dominante ?
Je gage en outre que si l’on observait de près la nature de l’information diffusée par tous ces internautes, on s’apercevrait qu’elle reflète « la pensée dominante », tout comme les médias professionnels, et sans que l’on puisse soupçonner de préoccupations mercantiles ou d’asservissement à un quelconque pouvoir.
Quand j’ai ouvert ce blog il y aura bientôt trois ans, je lisais partout sur la toile que le journalisme professionnel était mort dès lors que chacun pouvait devenir journaliste, au sens de diffuseur d’informations. Ce mirage à mon sens tend à disparaître, à mesure que se dessine enfin sur la toile la différence entre faits et opinions, travail professionnel et amateur (sans jugement de valeur aucun), capacité à aller chercher l’information et simple possibilité technique de la diffuser. Tout le monde n’est pas devenu journaliste avec Internet, en revanche, nous sommes de plus en plus nombreux à accéder au statut de maillons actifs du système médiatique. Ce qui nous renvoie aux interrogations sur la « bulle médiatique » que j’évoquais dans mon précédent billet. Je crois qu’on gagne toujours à découvrir l’universel humain au-delà de ce qui apparemment nous sépare ou nous divise. En devenant un maillon du système médiatique, le public est à même aujourd’hui d’en observer le fonctionnement de l’intérieur.
De fait, il me semble que la critique des médias est en passe de sortir du registre du « ils », pour s’inscrire désormais dans celui du « nous ».
Quand la forme trahit le fond
Cette fois-ci, c’est Acrimed qui chahute le Parisien Aujourd’hui en France. Motif ? Le journal a titré en Une le 12 septembre : « Délinquance » (surtitre)- « Le plan de lutte contre les jeunes roumains » (titre). Celui-ci est inscrit à l’intérieur du cadre d’une photo qui représente une jeune femme sur un quai de métro dont on tente d’arracher le sac. Notez, je dis « une jeune femme « mais je ne vois pas son visage, ce pourrait être un garçon aux cheveux longs. Et quand j’ajoute « jeune », je m’avance beaucoup, il ne s’agit que d’une impression inspirée par la silhouette et les vêtements. D’ailleurs, lui arrache-t-on son sac ou bien est-elle en train de jouer avec un ou une amie ? Mais tenez, soudain j’y pense : et si c’était elle qui arrachait le sac ? Voyez comme l’esprit a tendance à interpréter ce qu’il voit et bien souvent à franchement extrapoler…pour peu qu’on l’y aide.
Dans un précédent billet, j’ai cité un extrait d’Albert Londres. Il visite au bagne de Cayenne l’Ile des lépreux. Et on l’emmène voir « le légendaire lépreux à la cagoule ». Voici comment le journaliste décrit la scène :
« Il ne nous restait qu’une maison à visiter.
Quelque chose, tête recouverte d’un voile blanc, mains retournées et posées sur les genoux, était sur le lit dans la position d’un homme assis ».
On lui a dit qu’il s’agissait d’un homme et que celui-ci était atteint de la lèpre. Or, tout ce qu’il voit en entrant, c’est « quelque chose dans la position d’un homme assis ». Et il décrit exactement ce qu’il voit. Remarquable leçon d’objectivité.
Mais revenons à notre titre et à notre photo. Ensemble, ils nous donnent le sentiment d’assister à une scène d’agression par un méchant jeune délinquant immigré roumain d’une gentille jeune fille française sur un quai de métro. La proximité de la voie fait même craindre que le vol ne débouche sur un tragique accident. Le tout dégage une sensation de violence et suscite la peur. Et voilà comment en l’espace d’un titre et d’une photo, on insinue sans en avoir l’air dans l’esprit du lecteur, avant même qu’il n’ait lu l’article, l’équation terrible : roumain = délinquant = danger = peur. Et la légende en rajoute : « Vols à l’arraché, trafics…la criminalité attribuée au mineurs roumains est en nette augmentation. En exclusivité, Claude Guéant nous dévoile les moyens qu’il compte mettre en place pour lutter contre cette délinquance ». Qu’un professionnel de l’illustration me corrige si je me trompe, mais il me semble que si cette photo correspondait à une scène réelle, elle aurait été légendée : « Scène d’agression dans le métro parisien à la station x, le y dernier ». Or là, on ignore la nature exacte de ce qu’on nous montre. Ce qui donne à penser qu’il ne s’agit pas d’une photo d’actualité à caractère informatif, mais d’une simple illustration.
La société des journalistes du Parisien s’est révoltée contre le titre et l’illustration, estimant qu’ils trahissaient le fond du dossier. J’emprunte à Renaud Revel l’extrait de la déclaration :
« La Société des journalistes du Parisien-Aujourd’hui en France tient à faire part de son indignation concernant la mise en scène du fait du jour de ce lundi matin relatif aux mesures du ministre de l’Intérieur Claude Guéant contre les délinquants Roms. Particulièrement choquants, le titre des pages 2-3 (« Immigration roumaine : les mesures contre la délinquance ») et celui de la Une (« Délinquance: le plan de lutte contre les jeunes roumains »). Le premier revient à assimiler de facto l’immigration en provenance de la Roumanie avec la délinquance. Le deuxième tend à considérer l’ensemble des « jeunes roumains » comme des délinquants. De tels amalgames sont inacceptables. Par ailleurs, la photo choisie pour la Une est une mise en scène qui n’a pas lieu d’être utilisée avec ce type de sujet. Ces choix d’illustration et de titraille mettent à mal le travail des journalistes qui ont participé à cet ensemble et qui, quant à lui, nous apparaît équilibré ».
Et voilà comment on manipule le lecteur…comment on lui vend les mesures politiques destinées à lutter contre tous ces immigrés-roumains-délinquants. Vous noterez au passage que les journalistes se sont révoltés ce qui illustre la différence, trop souvent ignorée par le public, entre leur travail et la manière dont celui-ci est « vendu » par l’entreprise qui les emploie.