Exprimer un désaccord avec Eolas sur la toile n’est jamais anodin. Je m’étais préparée à l’épreuve : casque et gilet pare-balles. J’ai survécu. Néanmoins, plusieurs commentaires m’ont donné envie d’apporter quelques précisions pour dissiper d’éventuels malentendus.
« Cela fait un drôle d’effet de vous voir mettre en avant Ghesquière et Taponier, leur remarquable sens du métier et leur refus des reportages embedded, puis quelques jours plus tard de vous voir monter au créneau pour cette bouse » observe Hurd sous le billet précédent dans lequel je donne un avis sur l’article du Figaro pulvérisé par Eolas. « Cela dit, merci tout de même de défendre notre profession, comme vous l’avez par exemple si judicieusement fait après le retour en France de Stéphane Taponier et Hervé Ghesquière » conclut Martin K, un confrère, après avoir longuement expliqué que l’article du Figaro était à ses yeux indéfendable.
Je passe sur la très grande majorité des commentaires négatifs qui se résument somme toute assez simplement : l’article du Figaro est mauvais parce qu’il est orienté et factuellement discutable. J’observe néanmoins que Marinebab, une journaliste qui suit le sujet de la garde à vue d’aussi près que Laurence de Charette, n’aperçoit pas non plus de raisons de lyncher notre consoeur. La question qu’on me pose est donc celle-ci : comment peut-on défendre Hervé et Stéphane d’un côté et une journaliste du Figaro de l’autre ? Je n’aurais pas répondu si la « défense » de la seconde n’obérait aux yeux des lecteurs celle des premiers.
Je ne défends personne
Que les choses soient claires. Je ne défends pas la profession, pour une raison bien simple, c’est que je n’ai aucune légitimité à le faire. Entre nous, des professionnels comme Hervé et Stéphane n’ont vraiment pas besoin d’une journaliste lambda comme moi pour les « défendre ». Techniquement, nous sommes confrères. Et sans doute partageons-nous la même curiosité de comprendre comment marche le monde et le même impérieux besoin de le raconter. En pratique, nous n’exerçons pas du tout dans les mêmes conditions. Je ne suis pas reporter de guerre, je ne travaille pas pour les médias audiovisuels. Il en va de même en ce qui concerne Laurence de Charette, même si nous appartenons toutes les deux à la presse écrite et travaillons à peu près sur les mêmes sujets.
Simplement, dans les deux cas j’essaie d’apporter un autre éclairage. Souvenez-vous au début de la captivité d’Hervé et Stéphane, qu’est-ce qu’on n’a pas entendu dire sur les « chasseurs de scoop » qui coûtaient cher à la France. Chasseurs de scoop. Le procès d’intention. Donc ils étaient allés risquer leur peau juste pour faire les malins. Comme si l’axe Vermont était le genre d’information qui vous offre la Une de la presse mondiale et vous remplit les poches de billets…Allons, soyons sérieux. Aujourd’hui je crois que tout le monde a compris la différence entre le journalisme « embedded » et un journalisme qui s’efforce de s’émanciper, au moins en partie, de la communication officielle de l’armée. Le plus ennuyeux dans cette polémique, c’est qu’elle aboutissait au contraire de l’effet recherché par une saine critique des médias, autrement dit on conspuait des professionnels exigeants au lieu de les féliciter. Et tout ça en se fondant sur la parole des spécialistes, en l’espèce de l’armée ! Ah, les spécialistes disaient que les journalistes avaient tort ! Songez donc ! En fait lesdits spécialistes suivaient leur logique de spécialistes : les journaleux sont des emmerdeurs qui n’ont rien à foutre dans un pays en guerre.
Hélas si, on a quelques chose à « y foutre ».
Et voilà que ça recommence avec Laurence de Charette. Je vous accorde que le sujet fait moins vibrer. Il n’y a aucune trace d’héroïsme et presque pas de démocratie à défendre dans cette querelle entre Eolas et Le Figaro. La sagesse eut commandé que je me taise. Seulement voilà, je ne fais pas la promotion de ma profession ici, pas plus que je défends mes confrères, j’échappe donc à tout souci de marketing. Si c’était le cas, j’aurais mis en avant nos « héros » et conservé un silence prudent sur les confrères bannis, conspués du journal qu’on surnomme la Pravda. Les indéfendables.
Sauf que.
Nous sommes là encore face à un malentendu et voyez-vous je n’aime pas les malentendus. Si Laurence de Charette avait annoncé une grande enquête sur le bilan de la réforme de la garde à vue, pour se contenter au final de relayer la position du ministère de l’intérieur, la charge d’Eolas aurait été fondée au regard de nos règles professionnelles. La journaliste aurait failli au devoir d’objectivité et même à quelque chose de plus simple que l’objectivité, l’obligation de rendre compte le plus fidèlement possible d’une situation qui se résume à ceci : la police gueule parce que ça complique son travail, les avocats se félicitent d’un progrès des droits de la défense imposé par Strasbourg. Elle aurait également failli au devoir d’effectuer un minimum de vérifications, lesquelles auraient sans doute conduit à nuancer la position des deux camps. Comme le dit très justement Hervé Ghesquière en parlant de la guerre sur @si, les choses ne sont pas blanches ou noires, elles s’inscrivent dans les nuances de gris. Ce n’est pas vrai que pour la guerre…Toujours est-il que LDC n’a pas fait une enquête, elle a obtenu un document en exclusivité et rendu compte de son contenu. Point. Elle a une information, elle la rend publique, dans le cadre de ce genre de papier rapides qu’on rédige en songeant déjà au suivant. Le journalisme, ce n’est pas que du reportage ou du grand reportage. Parfois c’est aussi relayer une information, tout simplement. A charge pour le public de s’en emparer et de la discuter. A charge pour ceux qui ne sont pas d’accord avec le ministère de l’Intérieur de le faire savoir.
Critiques de spécialistes
Alors bien sûr Le Figaro est proche du gouvernement au point que l’on peut s’interroger sur son indépendance. Même la rédaction du Figaro n’en peut plus de cette situation. Mais de là à conspuer ce papier en lui prêtant toutes les mauvaises intentions du monde, il y a un pas qu’on ne peut franchir à mon avis qu’en sombrant dans le procès d’intention. Laurence de Charette a malencontreusement appuyé sur deux mauvais boutons en même temps. Sur un sujet extrêmement polémique, elle a donné la version d’une partie parce que c’était ça son info. Et sur un sujet technique, elle a marché sur le terrain du spécialiste. Sur la polémique d’abord. Assimiler le journaliste à ce qu’il décrit est aussi stupide que de confondre l’avocat et son client, et même plus. L’avocat prend fait et cause pour le criminel, on ne doit pas en déduire qu’il cautionne le crime ou pire qu’il appartiendrait lui aussi au monde des délinquants. Le journaliste donne une information, il ne la défend même pas. Alors pourquoi lui en vouloir de ce qu’il rapporte ? C’est absurde. Et pourtant bien souvent on s’en prend après le journaliste. Passons au spécialiste. « Quand je lis un papier de tel journal sur un sujet que je connais bien et que je m’aperçois qu’il y a des erreurs ou des imprécisions, je commence à douter de tout le reste ». Combien de fois je l’ai entendue cette phrase, combien de fois je me suis moi aussi fait la réflexion. C’est un réflexe naturel mais qu’il faut apprendre à distancier. Il est heureux entre nous qu’Eolas en sache plus sur les conséquences pratiques de la réforme que Laurence de Charette. Il est avocat. Tous les spécialistes jugent les articles de presse sur leur spécialité insuffisants. C’est normal. On nous demande de vulgariser, d’être compréhensible par tous, dans des formats courts, de sorte qu’on ne fournira jamais d’explications aussi sophistiquées que les spécialistes.Et pourtant croyez-moi, il nous arrive parfois d’en savoir plus qu’eux. Dans un monde de plus en plus technique, compliqué à décrypter, nous ne pouvons offrir au mieux que des fragments de réalité, il faudra s’y résoudre. Et apprendre à coopérer, plutôt que de s’enliser dans des batailles d’ego.
Et tant d’autres choses encore…
Je m’arrête là, il y aurait encore mille choses à dire. Sur la distinction entre les journalistes et les médias dont ils ne constituent qu’une petite partie mais qui concentrent sur eux toutes les critiques à l’encontre du système. Sur la tendance actuelle à réduire les formats et à faire de l’information de plus en plus light dont nous ne sommes absolument pas responsables. Tout au contraire, nous en sommes les premières victimes. Parce que nous sommes tributaires des entreprises qui vendent notre travail et qui définissent dans une large mesure nos conditions d’exercice. Sur l’arrogance des blogueurs confortablement assis derrière leur écran et qui ont beau jeu de gloser sur les informations que les professionnels leur apportent sur un plateau, au prix d’un travail dont ils ignorent tout.
Est-ce à dire qu’on ne peut pas critiquer le travail des journalistes ? Bien sûr que si. Mais pour que cette critique soit pertinente, utile, qu’elle aboutisse à améliorer le système, encore faut-il qu’elle soit juste. Tout ce que j’essaie de faire, c’est de donner quelques clefs de compréhension du métier. Parce qu’au fond, c’est pour le public que nous travaillons et que nous avons besoin de son soutien pour pouvoir continuer à le faire avec de moins en moins de moyens, dans un monde qui va de plus en plus vite et sur des sujets de plus en plus compliqués.