L’arrêt de la Cour d’appel de Paris dans l’affaire Kerviel sera prononcé le 24 octobre. Plusieurs confrères m’ont appelée cette semaine pour connaître mon analyse. Je n’ai évidemment aucune analyse et encore moins de pronostics à proposer sur la décision à venir, même si j’ai assisté au procès et que j’ai une idée sur l’issue. Mais je trouve amusant de constater que si certains préparent leur sujet de mercredi en me demandant d’expliquer ce que j’ai déjà écrit, ce que je comprends très bien, d’autres m’appellent pour un plateau télé une heure avant l’arrêt. Parlons-nous dans ce dernier cas encore de journalisme ou s’agit-il, pour doubler l’instantanéité de Twitter, de se lancer dans la voyance pure ? Toujours est-il qu’il ne me viendrait pas à l’esprit sur un dossier aussi grave, pour Jérôme Kerviel comme pour la Société Générale, de me livrer à ce type de spéculations hasardeuses. J’entends donc décliner car je ne suis pas prête à tout pour faire le zouave sur un plateau télé dans l’espoir de vendre un livre. Soyons un peu sérieux, même si la société ne l’est guère et le monde médiatique moins encore.
Maintenant, pour mes confrères sincèrement intéressés par l’affaire et désireux de connaître mon analyse (qui n’engage que moi), et surtout pour les fidèles de ce blog, la voici :
J’ai écrit ce livre parce que l’affaire m’a passionnée et qu’être journaliste, à mon humble avis, c’est d’abord avoir envie de partager, d’alerter, d’informer, bref de transmettre au plus grand nombre ce qu’on a eu le privilège infini d’observer soi-même d’un événement exceptionnel. En tout cas, c’est ma vision du métier. Je le vis comme une nécessité, une urgence, un besoin irrépressible, celui de partager.
L’affaire Kerviel m’a passionnée parce que pour moi, elle a la dimension d’un mythe moderne, et d’ailleurs j’aurais titré mon livre Le mythe Kerviel, si mon éditeur et le monde médiatique avec lui, ne me l’avait formellement interdit. Que voulez-vous, il y a des mots si usés qu’on ne peut plus les utiliser. Dans un monde de l’hyperbole, lorsqu’un sujet mériterait justement le recours à un mot fort, on découvre que celui-ci est si dévoyé qu’il n’est plus utilisable.
Tant pis. L’intérêt du blog est le corollaire de son travers, à savoir sa gratuité. N’ayant ici rien à vendre, je peux m’autoriser le luxe d’écrire des choses qui ne sont pas considérées comme « vendeuses ». Divine liberté !
L’affaire Kerviel est un mythe moderne à tous les niveaux, observons-en quelques-uns.
– La finance : nous avons tous compris depuis 2008 qu’elle gérait nos vies, il n’est donc pas inutile d’observer comment elle fonctionne. Or elle se présente elle-même comme technique, complexe, ultra sophistiquée. L’affaire Kerviel montre en réalité qu’un homme seul (ou avec la complicité de sa hiérarchie, peu importe) peut investir 50 milliards au risque de faire exploser une banque de 150 000 salariés et un système financier à l’époque fragilisé avec elle. Le système n’a pas complètement explosé (indépendamment de cette affaire) et pourtant nous pouvons constater les dégâts sur les peuples. Faut-il être aveugle pour classer ce dossier dans les faits divers appartenant au passé !
– Le monde du travail : nous avons d’un côté un trader qui avoue avoir pété les plombs, être entré dans une spirale infernale, avoir perdu pied avec la réalité, et de l’autre des contrôleurs qui expliquent, pour justifier leur aveuglement, que leur métier ne consiste pas à comprendre les problèmes mais à faire taire les alarmes. Sans compter les cadres qui avouent ne pas lire leurs mails tant ils en reçoivent. Que nous faut-il de plus pour nous interroger :
1. Sur l’environnement professionnel des traders, leur surveillance et leur encadrement.
2. Sur le statut plus général des salariés dans les très grands groupes à qui l’on demande d’appliquer des procédures en considérant qu’elles sont plus fiables que le jugement humain. Le système a trouvé ici sa limite. La sécurité qu’il offre est fausse, les salariés quant à eux se livrent à des tâches mécaniques guère plus enviables que celles du travail à la chaine même s’il est question ici de travail intellectuel et non pas physique. Est-on si loin du problème du burn-out et pire du suicide ? Que nous faut-il de plus pour nous emparer de ce sujet ?
3. Sur les cadres, qui s’appuient sur des systèmes de contrôle défaillants, qui ne tiennent pas compte du risque de fraude, qui délèguent à tour de bras, ne lisent pas leurs mails (et nous, nous les lisons ?), qui sont eux-mêmes victimes de la pression de la rentabilité, etc…
Il n’y a pas ici de quoi remettre en cause le monde du travail, il faut rester raisonnable en tout, mais peut-être des questions à se poser, non ?
– Sur les « process » comme on dit dans le monde de l’audit, ou les procédures pour les indécrottables francophones dans mon genre : quelques rares spécialistes tirent la sonnette d’alarme pour alerter sur le fait que les procédures de management et de contrôle très sophistiqués que l’on met en place pour gérer des groupes de dizaines de milliers de salariés sont potentiellement absurdes et déresponsabilisants. Hier c’était la Société Générale, demain cela peut être le nucléaire. L’idée force qui ressort de cette affaire c’est qu’un homme seul, ou au plus deux ou trois s’il s’avérait que Jérôme Kerviel a été couvert par ses supérieurs, peut faire sauter une banque et même tout un système. De nombreux intellectuels prédisent le développement du phénomène de piraterie quand d’autres mettent en garde contre la fragilité de nos systèmes gigantesques et ultra-sophistiqués. Quand les écouterons-nous ?
– Plus profondément, Jérôme Kerviel dit lui-même qu’il ne voulait rien d’autre que faire gagner de l’argent à sa banque, ce qui nous interroge sur les salariés d’entreprise soumis à la pression de la rentabilité, sur ce que notre société a à offrir d’autre que l’argent et la célébrité comme gage de réussite d’une vie, et bien d’autres choses encore, je vous renvoie au livre pour le reste. Non pas pour le vendre, mais parce que j’ai une sainte horreur de la psychologie sauvage, de sorte que je me suis effacée derrière l’histoire pour laisser à chacun le soin d’en tirer les conclusions qu’il souhaite sur les motivations du trader. Si Jérôme Kerviel avait été une caricature de trader, roulant en Porsche, habitant dans un 300 m2, fréquentant les boites branchées et les calls girls qui vont avec, nous serions dans un dossier « classique » de rogue trader. Il n’est rien de tout cela. C’est le coeur du mystère. Il se décrit lui-même comme un homme ordinaire et je le crois. Mais alors ? A défaut de me lire moi, je vous renvoie à Houellebecq.
Voilà en gros ce que je pense de l’affaire Kerviel. Parmi ses multiples extravagances, il se trouve qu’elle est tombée dans un angle mort. Certes, les médias en ont parlé comme rarement on a évoqué une affaire judiciaire, tant les enjeux étaient délirants. Mais justement, ces enjeux financiers ont obéré le fond du dossier et pollué le sens de l’histoire. Au départ, je n’avais aucune intention d’écrire ce livre, je signalais inlassablement l’affaire aux professionnels éclairés que je rencontrais dans mon métier, professeurs de droit, économistes, auditeurs, philosophes, financiers en leur demandant de s’intéresser à l’affaire. Et tous me répondaient qu’ils étaient passés à coté, qu’ils avaient cru à une énième affaire de finance folle, que la surmédiatisation les avaient refroidis, mais qu’à m’entendre en faire le récit, ils regrettaient. Alors je m’y suis attelée. Pour la leur livrer, pour qu’ils puissent s’en emparer et en tirer les leçons, tenter d’améliorer les choses, pour qu’elle ne soit pas inutile.
Je n’avais jamais pratiqué le journalisme très chic que l’on qualifie « d’investigation » avant cela, jamais écrit de livre non plus, jamais osé parler d’une banque sans avoir fait une demande officielle au service de communication comme il est d’usage dans le journalisme économique et en particulier avec des acteurs aussi puissants que Société Générale. Je n’ai pas eu le choix, si j’avais fait des demandes officielles d’interview, on m’aurait opposé une fin de non-recevoir ou bien servi de la langue de bois. Alors j’ai posé des questions anodines, dans le cadre d’autres sujets, à des gens en poste dans la banque, j’ai tourné autour, rencontré des anciens de la Société Générale, recueilli les confidences de professionnels divers et variés en lien avec la SG qui me parlaient en off sans savoir que j’enquêtais.
Et j’ai sorti ce livre avec la peur au ventre de ce qui risquait de m’arriver. Un pigiste c’est fragile, on peut le virer comme on veut, pour une bonne raison ou une mauvaise. Qu’importe, c’était trop important à mes yeux, cette affaire a été mon journalisme de guerre à moi. Je l’ai racontée en mon âme et conscience. Bien sûr, j’y explique – après avoir lu le dossier en détail de A à Z ce qui représente des milliers de pages et multiplié les interviews durants des mois – en quoi la thèse de Société Générale est crédible (je n’ai pas dit vraie, j’ai dit crédible), mais je dis aussi qu’à mon sens, sa responsabilité dans cette catastrophe a été sous estimée. Il faut croire que nous vivons dans une société pas si pourrie que cela puisque les seuls retours de la banque j’ai eus, par personne interposée, c’est que le livre était objectif. Quant au clan Kerviel, son avocat me reproche les billets du blog qui le mettent en cause, et je ne peux pas lui en vouloir, ils ne sont effectivement pas en sa faveur. Pour le reste, je préfère me taire.
Un salarié qui ne vole rien, ne détourne rien, qui est juste addict à son travail et qui met en péril un système tout entier, ça interpelle, non ? Surtout quand avec le recul on mesure ce que la défaillance du système financier peut avoir comme impact sur des peuples. Je le répète, demain, cela peut se reproduire n’importe où ailleurs et pourquoi pas dans le nucléaire. Seulement les gens qui savent cela le disent dans des colloques si confidentiels que personne ne les écoute.
Voilà ce que je pense de l’affaire Kerviel.
Au Bar des Gamins
Tags: conseil des prud hommes, société générale
Conseil des Prud’hommes de Paris, 4 juillet, 8h30. Une petite foule de supporters de Jérôme Kerviel et de journalistes se presse devant l’entrée du Conseil des Prud’hommes, rue Louis Blanc, pas très loin du mythique Hôtel du Nord. Quelques pancartes bricolées à la va-vite crient Kerviel est innocent, ou encore Sauvons le droit du Travail. Télés et radios sont sur le pied de guerre. Il faut dire que depuis quelques temps, Jérôme Kerviel et son équipe chauffent leur public. Roland Agret, patron haut en couleur d’une association de victimes d’erreurs judiciaires comme il le fut lui-même, a pris fait et cause pour le trader en avril. Depuis lors, il publie des billets enflammés sur son blog pour soutenir le soldat Kerviel. L’homme prévient : la banque, qu’il surnomme la Gloutonne, va « rendre gorge » car Jérôme Kerviel et son avocat David Koubbi en ont « autant dans la tête que dans le pantalon » et ne se coucheront pas devant « les mécaniques surpuissantes du monstre ». Le langage est fleuri, le bonhomme très sympathique, au point qu’on se demande ce qu’il vient faire dans cette galère. Jérôme Kerviel de son côté ranime le dossier judiciaire en déposant une plainte pour faux et usage de faux contre Société Générale le 18 juin tandis que, dans le même temps, il prépare son audience du 4 juillet devant les Prud’hommes. Mediapart, mystérieusement informé du contenu des enregistrements objets de la plainte secoue un peu plus la torpeur médiatique en sortant une série d’articles sur l’affaire à partir du 20 juin. Rien de neuf au demeurant mais qu’importe, le scénario d’une banque complice fait encore rêver ceux qui espèrent déboulonner la finance et peut-être aussi la sarkozie. Le même jour, Jean-Luc Mélenchon publie sur son blog un billet intitulé « Kerviel est innocent » dans lequel il prend ouvertement la défense du trader, n’hésitant pas à la comparer avec Dreyfus. Bien sûr, ça grince un peu dans les rangs de l’extrême-gauche car la cause est idéologiquement contestable. Songez donc, brandir le drapeau rouge pour défendre un trader, ça fait désordre. Jean-Luc Mélenchon assume et même il en rajoute un couche le 26 juin. Pour lui, c’est sûr, Kerviel et Dreyfus, même combat. Il a ouvert la voie, d’autres politiques se rallient à la cause Kerviel. Julien Bayou, d’Europe Ecologie Les Verts, dès le 21 juin, Gérard Filoche, PS, puis Clémentine Autain le 28 juin. Sans compter les associations, type ATTAC et Sauvons les riches qui annoncent leur ralliement via le comité de soutien de Jérôme Kerviel la veille de l’audience. Même l’économiste vedette de la toile rebelle, Paul Jorion, prend fait et cause pour Jérôme Kerviel en sortant sur son blog le billet d’un anonyme qui explique en quoi Kerviel est le Dreyfus d’aujourd’hui. L’affaire Kerviel était morte, la voici soudain ressuscitée. Si ce n’est pas un plan com’, ça y ressemble.
« Allons accueillir Jérôme ! »
Mais revenons à notre audience. En attendant l’arrivée de Jérôme Kerviel, les micros se délectent des échanges entre Roland Agret, Jean-Luc Mélenchon et Clémentine Autain. Moitié on, moitié off, on discute, on s’explique, on se confie sur ce drôle d’engagement en faveur d’un trader. C’est le grand procès de la finance qui se joue sur ce trottoir parisien. Soudain, l’adrénaline journalistique explose : Jérôme Kerviel arrive ! C’est la course poursuite sur le trottoir. Au milieu de la marée de micros et de caméras, on aperçoit la chevelure flamboyante de l’associé de David Koubbi. Les projecteurs éclairent un instant le visage de la star du jour, puis la houle enfle et l’emporte. Devant le Tribunal, Jean-Luc Mélenchon lance : « Jérôme vient d’arriver, allons l’accueillir ». Instinct médiatique, quand tu nous tiens….Et voici que les politiques marchent à la rencontre de leur poulain. On se congratule. Parvenus à l’entrée du conseil, Jérôme Kerviel et David Koubbi font quelques déclarations à la presse. Pendant ce temps, les avocats de la banque pénètrent discrètement dans le bâtiment. Il est déjà 9 heures, les parties montent dans le bureau de conciliation. Pour les journalistes, l’attente commence. L’avocat de Jérôme Kerviel a émis dit-on de nouvelles demandes mardi soir, du coup la banque s’apprête à solliciter un renvoi faute d’avoir eu le temps d’étudier ces nouveaux éléments. L’affaire ne devrait donc pas durer longtemps, se rassure-t-on. Des militants de Sauvons les riches, grimpés sur une échelle, accrochent sur la façade du Conseil un papier peint représentant un mur de briques. L’un d’entre eux tient un paquet de faux billets dans les mains. On songe qu’ils vont sans doute édifier un mur de l’argent, mais non, ils s’en tiennent aux briques et expliquent : ce mur, c’est celui de la finance qui nous empêche de comprendre la réalité de l’affaire. On a envie de leur dire que les décisions de justice sont publiques, de même que l’essentiel du dossier; la finance n’a pas besoin de se cacher derrière un mur, il lui suffit de compter sur la paresse intellectuelle de ses détracteurs. Sauvons les riches a toutefois un mérite. De tous les supporters de Kerviel, ses membres sont les seuls à ne pas être venus crier son innocence. La justice l’a condamné admettent-ils, nous, on proteste contre le délire de la finance. Bien vu.
Escroquerie capitale
L’heure tourne, personne ne sort. Et pour cause, contre toute attente, le Conseil a rejeté la demande de renvoi. 10h30 : Jérôme Kerviel et son avocat apparaissent enfin à la porte, la mine défaite. Leurs demandes ont été refusées. Jérôme Kerviel confie : « je suis dégoûté, je ne sais plus en quoi croire aujourd’hui ». Quelques cris résonnent dans le public « Société Générale, escroquerie capitale », « Kerviel innocent ». Un militant de Sauvons les riches jette ses faux billets en l’air, dans l’indifférence générale. Tandis que l’équipe Kerviel s’éloigne en direction du canal St Martin, entourée d’une horde de journalistes, les avocats de la banque décompressent discrètement au fond du bâtiment. Ils n’ont pas obtenu le renvoi, mais ils ont gagné bien mieux. La demande d’expertise sur les 4,9 milliards est rejetée, le reste des demandes aussi. Rendez-vous est fixé par le conseil le 14 mars pour aborder le fond du dossier, à savoir la légitimité du licenciement et les indemnités diverses réclamées par le trader pour un montant avoisinant quand même les 900 000 euros. Au bout de la rue, Jérôme Kerviel et Jean-Luc Mélenchon s’arrachent à la horde des journalistes et entrent dans un bistrot. Sur l’enseigne, il est écrit : Au Bar des Gamins. Et l’on songe avec amusement qu’un jour peut-être, on lira dans les manuels d’histoire : le 4 juillet 2013, dans un café du 10ème arrondissement situé quai de Valmy, le co-président du Parti de gauche Jean-Luc Mélenchon et le célèbre trader Jérôme Kerviel ont déclenché le mouvement de résistance qui allait entraîner l’explosion de la finance mondiale et du système capitaliste.