Philippe Cohen quitte Marianne à la fin du mois de janvier. Motif ? Une sérieuse divergence de vues avec la direction sur la ligne éditoriale du journal. Celle-ci a visiblement atteint son paroxysme lors de la publication par Philippe Cohen et Pierre Péan de leur ouvrage sur Jean-Marie Le Pen. J’évoquais, il y a quelques semaines, les risques qu’avaient pris les deux journalistes en livrant des faits pas tout à fait en ligne avec ce qu’il est convenu de penser du leader d’extrême-droite dans la presse de gauche (de combat ?). Je n’imaginais pas alors que le propre patron de Marianne s’en prendrait aussi violemment à Philippe Cohen. Vous trouverez ci-après en intégralité l’article de Maurice Szafran, publié dans le journal papier et le droit de réponse qu’a réclamé Philippe Cohen (ça aussi c’est pas banal, un journaliste qui demande un droit de réponse dans son propre journal). Je suis, évidemment, du côté de mes confrères de terrain, absolument, totalement et sans aucune réserve. Et du coup, je m’interroge. Lorsque Joseph Macé-Scaron, un autre collaborateur du même hebdomadaire, a été pris sous le feu d’accusations diverses de plagiat, Maurice Szafran a signé une tribune dans laquelle il a reconnu la faute, l’a pardonnée et a indiqué que pour quelques temps l’auteur serait affecté (retrogradé ?) au rang de journaliste de terrain. Cette étrange punition m’avait alors interpelée. Hélas, la réaction suscitée par Philippe Cohen confirme que l’enquête de terrain relève du sous-genre journalistique, voire constitue une faute professionnelle plus grave que le plagiat dès lors qu’elle débouche sur des conclusions qui ne sont pas en ligne avec ce qu’il est convenu de penser sur un sujet donné.
Il arrive parfois qu’un événement cristallise le fonctionnement d’un système. Je ne voulais pas laisser passer celui-ci tant il me parait exemplaire d’un certain journalisme à la française dans lequel on ne départage plus très bien l’idéologie et même le combat politique assumé de la réalité des faits. L’objectif de départ est certes louable, mettre en garde l’opinion publique contre les dangers d’un homme au discours séduisant, mais aux idées bien noires. On reconnaitra en filigrane le vieux débat sur la banalité du mal. Humaniser l’ennemi, le « monstre » n’est-il pas une manière de l’absoudre en le ramenant dans le camp des hommes quand d’aucun souhaiterait le maintenir quelque part en dehors de la communauté humaine ? La théorie se défend même si je trouve personnellement qu’on ne combat bien que ce que l’on connait et que le mal est par ailleurs terriblement humain, n’en déplaise aux idéalistes et aux rêveurs. Le résultat – ici accuser deux professionnels qui ont voulu aller au-delà des caricatures – de trahir la Cause, a de quoi faire frissonner dès lors qu’on se situe dans le domaine de l’information, lequel est censé produire du factuel objectif avant toute chose et surtout avant les idées, convictions personnelles et sentiments. On m’objectera que tout ceci pourrait bien n’être que la partie émergée d’un conflit de personnes dont les éléments me sont inconnus. C’est fort possible. Mais les arguments échangés n’en mettent pas moins en scène de manière exemplaire la divergence de vues entre deux professionnels de l’information sur le métier de journaliste et la définition de l’information.
J’ajouterais que démolir d’un trait de plume rageur des mois de travail, d’enquête, de nuits sans sommeil, d’écriture et d’interrogations par deux professionnels de ce calibre – et non pas deux rigolos en peine de renommée – au nom d’un soupçon de sympathie à l’égard du dirigeant d’extrême-droite, c’est envoyer un signal bien décourageant à la profession.
Il me semble que nous avons là un joli sujet d’étude pour les écoles de journalisme et une querelle éclairante pour le public. Voici les pièces du dossier :
La tribune de Maurice Szafran
Il s’agirait donc, à en croire les auteurs, d’une biographie* « à l’américaine » de Jean-Marie Le Pen. Des faits, rien que des faits, encore des faits pour comprendre – enfin – la véritable nature, la composition minérale et la construction chimico-idéologique du chef d’extrême droite. Comme s’il existait encore un doute ; comme si nous nous étions tous égarés sur son compte depuis soixante ans que Le Pen sévit en politique, et qu’il était indispensable de laisser surgir un Le Pen métamorphosé.
L’enquête n’est pas sans intérêt : on redécouvre un personnage vulgaire, aviné, indifférent à sa famille et à ses amis, n’hésitant jamais à les sacrifier, à les trahir. Un monstre d’égocentrisme. On redécouvre aussi à quel point Le Pen est âpre au gain ; qu’il s’est enrichi grâce à des héritages successifs donnant lieu à de sordides tractations et chantages ; que, de façon systématique, il a confondu la caisse du FN avec sa poche ; que le droit de troussage semble aller de soi dans sa conception féodale de chef de parti ou de bande. Mais, dans ce livre, ce sont avant tout les aspects politiques, idéologiques, historiques de ce Le Pen « nouveau » qui nous interpellent.
Hélas, il n’est pas besoin d’aller bien loin dans la lecture de ce Le Pen, une histoire française (les auteurs auraient pu choisir pour titre une histoire antifrançaise, c’eût été plus pertinent), pour comprendre que l’objectif véritable – fini les sornettes de l’enquête « à l’américaine » – est de réhabiliter Le Pen, de le laver de ses péchés contre l’esprit républicain français, d’en faire le personnage central de notre histoire nationale au cours des trente dernières années. Pour les auteurs de cette entreprise, Le Pen est celui qui a vu juste avant tout le monde, celui qui a compris avant les autres, celui qui a alerté les Français sur les maux qui taraudent notre société, à l’opposé radical de l’homme politique outrancier et au fond si peu français que les gogos de notre espèce ont mis en scène. C’est écrit, dès la page 10 : « Notre point de départ a été on ne peut plus simple : détacher Le Pen des oripeaux idéologiques dont on l’affuble généralement. » Deux pages plus loin, le point d’arrivée en forme de certitude : « Il est beaucoup moins qu’on ne le croit sous l’influence d’une idéologie [celle de l’extrême droite] dont il s’est toujours méfié. » Voilà l’objectif signifié : le blanchiment idéologique de Le Pen. Suivent 550 pages (!) visant à lui ériger un panthéon politique.
C’est donc, après la complainte de l’enfance difficile, l’histoire d’un bon gars qui débarque à Paris, en 1947, de sa Bretagne natale. Inscrit à la faculté de droit, il s’engage aussitôt en politique. Il rencontre des gaullistes, des démocrates-chrétiens, des socialistes, des communistes, des chrétiens de gauche. Le Pen, lui, se déclare « pétainiste » au lendemain de la Libération, au lendemain de la victoire contre les nazis. « Ce type-là est vraiment pour Pétain », confirme un de ses amis aux auteurs. Le sort des collabos dont il va s’entourer tout au long de son aventure politique ne lui est pas indifférent, tandis que les résistants et leur légende naissante l’horripilent.
Ses biographes le racontent avec un détachement qui glace (p. 529) : « La Seconde Guerre mondiale a modifié la trajectoire du jeune Le Pen […]. Elle lui a communiqué mépris et dégoût des opinions majoritaires [comprendre : résistantes]. Le Pen n’a connu de la Résistance que les simulacres et les excès de l’épuration [Jean Moulin et les martyrs des Glières ne lui disent rien]. La vision des jeunes femmes du peuple “tondues pour avoir couché” et la médiocrité des résistants de la vingt-cinquième heure le font basculer à droite [non, à l’extrême droite en compagnie des collabos] et du côté des “vaincus de l’histoire”. »
Les « vaincus de l’histoire »…, ou comment être happé par le logiciel de l’extrême droite. Parce que, selon nos « enquêteurs » pour lesquels l’idolâtrie du factuel s’estompe soudain au profit d’un psychologisme de bazar, Le Pen se trouve saisi de compassion envers les « vaincus de l’histoire ». Et ces « vaincus » de la Seconde Guerre mondiale dans la rhétorique chère à l’extrême droite française et dont les auteurs ont fini par s’imprégner, ce ne sont pas les résistants massacrés, ce ne sont pas les juifs martyrisés ; non, ce sont ces collabos jugés et punis à la Libération, sans aucun doute avec excès pour un petit nombre d’entre eux. Mais pas un mot, pas une considération morale des auteurs sur cette relecture, sur cette révision de l’histoire chez Le Pen.
Il y a plus, il y a pis. Le Pen a toujours œuvré en politique entouré d’anciens collabos – miliciens, Waffen SS français, doriotistes, vichystes, pétainistes, etc. Les auteurs, il faut le souligner, en dressent une liste exhaustive. Or, il serait intéressant de comprendre, d’analyser, de savoir pourquoi Le Pen a privilégié cet entourage-là. Parce qu’il partage avec ces collabos de toute espèce – pour la plupart antisémites pathologiques jusqu’à virer dans le négationnisme de la Shoah – des « valeurs » et des engagements communs ? Parce qu’il partage aussi avec eux une vision – et une haine – communes de la Révolution de 1789 et de la République ? Rien de tout cela n’est évoqué. Accrochez-vous au bastingage : Le Pen les recueille parce qu’il a une… conception gaulliste de la nation. Il fallait oser, c’est écrit (p. 329) : « Le Pen a toujours justifié sa tolérance de ces antisémites avérés par l’option politique de la réconciliation, celle-là même invoquée par le général de Gaulle pour mettre fin à l’épuration. » Pauvre de Gaulle, jusqu’où n’aura-t-il pas été souillé ?
Les auteurs font aussi, c’est bien le moins, une recension précise des multiples saillies antisémites de Le Pen, du « point de détail » à « Durafour crématoire », et tant d’autres. N’empêche, il faut dédouaner, minorer, détourner ce qu’ils appellent pudiquement des « préjugés antijuifs ». Quelques citations qui permettent de mettre au jour l’opération de banalisation.
Page 320 : « La liste [des dérapages antisémites] que nous venons de rappeler a de quoi laisser perplexe. » Les auteurs sont-ils convaincus que « perplexe » soit le qualificatif le plus approprié ?
Oui parce que son antisémitisme est incohérent.
Page 321 : « Le Pen instrumentalise un certain antisémitisme à des fins diverses et parfois peu transparentes »… Exercice de langue de bois pour ne pas porter, surtout pas, de jugement moral.
Page 323 : « Antisémitisme réel ou présumé »… La question se pose encore ?
Page 323 : « Le Pen est peut-être moins obsédé par les juifs qu’on ne le dit et qu’il le laisse lui-même paraître. » Nos investigateurs ont pénétré cette fois les tréfonds de l’âme de leur héros : il est « moins obsédé qu’on ne le dit ». Pour achever l’opération de réhabilitation factice, ils vont jusqu’à chercher des témoignages de juifs qui ne l’ont pas senti profondément antisémite.
Ben voyons !
Tout cela serait risible si nos blanchisseurs ne s’autorisaient pas, après de Gaulle, à salir Joseph de Clermont-Tonnerre, député à l’Assemblée de 1789, celui qui fut à l’origine de l’émancipation des juifs en France, celui à qui Raymond Aron, Robert Badinter ou encore l’historien Pierre Nora ont rendu tant de fois hommage. Citation (p. 322) : « Si le juif comme individu n’est jamais stigmatisé dans le discours de Le Pen, la communauté juive, dès lors qu’elle agit ou s’exprime de façon collective est rejetée comme “antifrançaise”. » Le juif tout seul est aimable, mais le lobby juif est haïssable. Le Pen semble ici rejoindre la fameuse déclaration de Clermont-Tonnerre : « Il faut tout refuser aux juifs comme nation et tout accorder aux juifs comme individus. » Le Pen, inspiré par l’émancipateur des juifs de France dans la tradition de 1789 ? La comparaison est affligeante, tout autant que la volonté acharnée de prouver que le fondateur du FN, qui justifie et approuve la torture en Algérie, n’a pas lui-même torturé.
Encore une remarque, pour nous essentielle car c’est notre journal et son histoire qui, dans ce livre, sont en réalité remis en question. Depuis 1984, depuis que Jean-François Kahn a créé l’Evénement du jeudi, nous nous sommes battus, avec bien d’autres, avec tant d’autres – de droite, du centre et de gauche –, pour que la gauche précisément prenne conscience des troubles qui affectent la société française. Nous avons pris des coups, nous en avons donné. Nous nous sommes retrouvés aux côtés de François Bayrou, de Jean-Pierre Chevènement, d’Emmanuel Todd, de Régis Debray, parfois de Philippe Séguin, de Dominique de Villepin ou de Jacques Chirac. Nous avons même soutenu à différentes occasions Charles Pasqua ou Nicolas Sarkozy, l’un et l’autre ministre de l’Intérieur. A bien lire ce livre, rien de tout cela ne compte, rien de tout cela ne pèse. Une seule voix dans ce pays s’est adressée aux Français, notamment aux Français les plus démunis. Cette voix, vous l’avez compris, c’est celle de Le Pen qui a tout compris et tout dit bien avant nous, les pauvres démocrates que nous sommes. Et l’on voudrait nous faire croire que ce livre n’est pas vaste machine à blanchir ?
A Marianne, nous avons fait un travail journalistique collectif pour démasquer les faux-semblants du lepénisme ancien et nouveau ; nous avons œuvré contre l’idéologie du repli, de la haine de l’étranger, contre cette anti-France lepéniste qui se drapait d’un tricolore de pacotille. Nous sommes descendus dans la rue derrière une banderole Marianne pour manifester notre opposition résolue à Le Pen entre les deux tours de la présidentielle, en 2002. Le journal s’est résolument engagé contre tous les ennemis de la République, au premier rang desquels figurent les Le Pen, fussent-ils ripolinés en blond !
Une dernière remarque qui concerne nos lecteurs : l’un des deux auteurs de ce livre, Philippe Cohen, est journaliste à Marianne.
* Le Pen, une histoire française, de Philippe Cohen et Pierre Péan, Robert Laffont, 534 p., 23 €.
Le droit de réponse exercé par Philippe Cohen et Pierre Péan
« Le Pen, sors de ces corps ! ». Maurice Szafran, l’auteur de la critique de notre livre, Le Pen, une histoire française (1), publiée dans Marianne daté du 24 novembre, est sans ambiguïté : les auteurs du livre ont « tenté », intentionnellement donc – pardon pour le pléonasme –, de réhabiliter Le Pen. Pourquoi, après nos parcours, nos engagements passés, « blanchir » politiquement un homme de 84 ans, qui n’a plus guère d’avenir politique, par ailleurs décrit dans le livre – l’auteur de la critique doit en convenir – comme un « horrible personnage » ? L’article ne répond pas à cette question troublante. Mais l’on sait bien que le propre des séances d’exorcisme, c’est de donner le vertige à la raison : plus l’accusé donne des gages de bonne foi, plus il aggrave son cas.
Nous aurions donc adopté le « logiciel de l’extrême droite » : en reprenant son expression, « les vaincus de l’histoire », par exemple ; ou bien en assimilant la réconciliation partidaire façon Le Pen, qui le faisait associer anciens résistants et anciens collabos dans ses organisations, et la réconciliation nationale façon De Gaulle.
Ce point, comme toutes les autres attaques, vise en fait l’entreprise même du biographe. L’auteur de la critique ironise : « C’est donc un bon gars qui débarque à Paris en 1947. » Mais oui ! Le Pen n’est pas né Le Pen et il s’agit de montrer comment et pourquoi il est devenu ce qu’il est devenu. Le chapitre consacré au scandale du « détail », le propos de Le Pen à caractère négationniste et antisémite en 1987, précisément intitulé « Le jour où Le Pen est devenu Le Pen », illustre bien notre démarche.
Pour réaliser ce travail, nous avons mobilisé tous les moyens classiques de l’enquête et rapporté le point de vue de Le Pen aujourd’hui. Mais restituer ses propos vaudrait-il pour autant adhésion à ses idées et à ses fautes les plus graves ? Quand l’auteur de la critique citait Nicolas Sarkozy ou s’efforçait de deviner ce que celui-ci avait en tête, qui imaginait qu’il était sarkozyste ? Le jour où l’on imposera aux auteurs de justifier à chaque phrase leur point de vue moral et politique sur le fait qu’ils relatent, il n’y aura plus ni littérature ni livres d’idées.
En fait, le reproche implicite qui nous est fait porte sur l’intérêt même d’un livre sur Le Pen en 2012, au prétexte que tout aurait déjà été écrit, définitivement. Encore un autre désaccord de fond : l’histoire n’est pas figée pour l’éternité des temps, elle s’écrit à chaque génération. Comme le notait Marc Bloch, si le passé éclaire le présent, l’inverse est tout aussi vrai. Concernant le sujet du livre, la permanence du lepénisme et la forte probabilité que celui-ci va lui survivre rendent cette curiosité encore plus indispensable.
Nous accuser de « blanchir » Le Pen a une autre conséquence, éviter de s’attarder sur toutes les informations à charge figurant dans leur livre et qui, souvent accablantes pour Le Pen, n’ont pas été évoquées dans une approche « psychologisante », qui le dédouanerait prestement de sa nocivité politique. Ce qui n’a au demeurant pas échappé au « réhabilité » Le Pen, qui a annoncé à deux reprises son intention de porter plainte contre le livre. Et plusieurs lecteurs de cette biographie ont compris le coup porté, tel Jean-Louis Bourlanges pour qui elle « est un progrès de la lucidité sur les amalgames et les fantasmes ».
En somme, non seulement il faudrait toujours diaboliser Le Pen, mais il faudrait le faire en respectant strictement les termes du pacte de diabolisation tel que formulé dans les années 1980-90. Or, ladite diabolisation a montré ses limites : Le Pen totalisait 10 % des suffrages en 1984 ; depuis, le FN a presque doublé son butin électoral, et la fille de Le Pen est dans une position encore meilleure que celle de son père au début de son ascension.
Ce piètre bilan devrait faire débat et non provoquer anathèmes et amalgames contre toute réflexion critique. Dans la longue liste des lepénisés ou « décontaminateurs » du lepénisme, nous sommes en bonne compagnie : avant Cohen et Péan, Jean-Marie Domenach, Paul Yonnet, Laurent Fabius, Jean-Pierre Chevènement, Emmanuel Todd, Jean-Claude Michéa, Laurent Bouvet et bien d’autres ont été stigmatisés pour avoir mis en doute l’efficacité de la diabolisation.
Résumant Orwell, Jean-Claude Michéa a écrit : « Quand l’extrême droite progresse chez les gens ordinaires, c’est d’abord sur elle-même que la gauche devrait s’interroger ». Qu’est-ce qu’on attend ? ».
Des faits et des opinions
Tags: jean marie le pen, journalisme, philippe cohen
Philippe Cohen quitte Marianne à la fin du mois de janvier. Motif ? Une sérieuse divergence de vues avec la direction sur la ligne éditoriale du journal. Celle-ci a visiblement atteint son paroxysme lors de la publication par Philippe Cohen et Pierre Péan de leur ouvrage sur Jean-Marie Le Pen. J’évoquais, il y a quelques semaines, les risques qu’avaient pris les deux journalistes en livrant des faits pas tout à fait en ligne avec ce qu’il est convenu de penser du leader d’extrême-droite dans la presse de gauche (de combat ?). Je n’imaginais pas alors que le propre patron de Marianne s’en prendrait aussi violemment à Philippe Cohen. Vous trouverez ci-après en intégralité l’article de Maurice Szafran, publié dans le journal papier et le droit de réponse qu’a réclamé Philippe Cohen (ça aussi c’est pas banal, un journaliste qui demande un droit de réponse dans son propre journal). Je suis, évidemment, du côté de mes confrères de terrain, absolument, totalement et sans aucune réserve. Et du coup, je m’interroge. Lorsque Joseph Macé-Scaron, un autre collaborateur du même hebdomadaire, a été pris sous le feu d’accusations diverses de plagiat, Maurice Szafran a signé une tribune dans laquelle il a reconnu la faute, l’a pardonnée et a indiqué que pour quelques temps l’auteur serait affecté (retrogradé ?) au rang de journaliste de terrain. Cette étrange punition m’avait alors interpelée. Hélas, la réaction suscitée par Philippe Cohen confirme que l’enquête de terrain relève du sous-genre journalistique, voire constitue une faute professionnelle plus grave que le plagiat dès lors qu’elle débouche sur des conclusions qui ne sont pas en ligne avec ce qu’il est convenu de penser sur un sujet donné.
Il arrive parfois qu’un événement cristallise le fonctionnement d’un système. Je ne voulais pas laisser passer celui-ci tant il me parait exemplaire d’un certain journalisme à la française dans lequel on ne départage plus très bien l’idéologie et même le combat politique assumé de la réalité des faits. L’objectif de départ est certes louable, mettre en garde l’opinion publique contre les dangers d’un homme au discours séduisant, mais aux idées bien noires. On reconnaitra en filigrane le vieux débat sur la banalité du mal. Humaniser l’ennemi, le « monstre » n’est-il pas une manière de l’absoudre en le ramenant dans le camp des hommes quand d’aucun souhaiterait le maintenir quelque part en dehors de la communauté humaine ? La théorie se défend même si je trouve personnellement qu’on ne combat bien que ce que l’on connait et que le mal est par ailleurs terriblement humain, n’en déplaise aux idéalistes et aux rêveurs. Le résultat – ici accuser deux professionnels qui ont voulu aller au-delà des caricatures – de trahir la Cause, a de quoi faire frissonner dès lors qu’on se situe dans le domaine de l’information, lequel est censé produire du factuel objectif avant toute chose et surtout avant les idées, convictions personnelles et sentiments. On m’objectera que tout ceci pourrait bien n’être que la partie émergée d’un conflit de personnes dont les éléments me sont inconnus. C’est fort possible. Mais les arguments échangés n’en mettent pas moins en scène de manière exemplaire la divergence de vues entre deux professionnels de l’information sur le métier de journaliste et la définition de l’information.
J’ajouterais que démolir d’un trait de plume rageur des mois de travail, d’enquête, de nuits sans sommeil, d’écriture et d’interrogations par deux professionnels de ce calibre – et non pas deux rigolos en peine de renommée – au nom d’un soupçon de sympathie à l’égard du dirigeant d’extrême-droite, c’est envoyer un signal bien décourageant à la profession.
Il me semble que nous avons là un joli sujet d’étude pour les écoles de journalisme et une querelle éclairante pour le public. Voici les pièces du dossier :
La tribune de Maurice Szafran
Il s’agirait donc, à en croire les auteurs, d’une biographie* « à l’américaine » de Jean-Marie Le Pen. Des faits, rien que des faits, encore des faits pour comprendre – enfin – la véritable nature, la composition minérale et la construction chimico-idéologique du chef d’extrême droite. Comme s’il existait encore un doute ; comme si nous nous étions tous égarés sur son compte depuis soixante ans que Le Pen sévit en politique, et qu’il était indispensable de laisser surgir un Le Pen métamorphosé.
L’enquête n’est pas sans intérêt : on redécouvre un personnage vulgaire, aviné, indifférent à sa famille et à ses amis, n’hésitant jamais à les sacrifier, à les trahir. Un monstre d’égocentrisme. On redécouvre aussi à quel point Le Pen est âpre au gain ; qu’il s’est enrichi grâce à des héritages successifs donnant lieu à de sordides tractations et chantages ; que, de façon systématique, il a confondu la caisse du FN avec sa poche ; que le droit de troussage semble aller de soi dans sa conception féodale de chef de parti ou de bande. Mais, dans ce livre, ce sont avant tout les aspects politiques, idéologiques, historiques de ce Le Pen « nouveau » qui nous interpellent.
Hélas, il n’est pas besoin d’aller bien loin dans la lecture de ce Le Pen, une histoire française (les auteurs auraient pu choisir pour titre une histoire antifrançaise, c’eût été plus pertinent), pour comprendre que l’objectif véritable – fini les sornettes de l’enquête « à l’américaine » – est de réhabiliter Le Pen, de le laver de ses péchés contre l’esprit républicain français, d’en faire le personnage central de notre histoire nationale au cours des trente dernières années. Pour les auteurs de cette entreprise, Le Pen est celui qui a vu juste avant tout le monde, celui qui a compris avant les autres, celui qui a alerté les Français sur les maux qui taraudent notre société, à l’opposé radical de l’homme politique outrancier et au fond si peu français que les gogos de notre espèce ont mis en scène. C’est écrit, dès la page 10 : « Notre point de départ a été on ne peut plus simple : détacher Le Pen des oripeaux idéologiques dont on l’affuble généralement. » Deux pages plus loin, le point d’arrivée en forme de certitude : « Il est beaucoup moins qu’on ne le croit sous l’influence d’une idéologie [celle de l’extrême droite] dont il s’est toujours méfié. » Voilà l’objectif signifié : le blanchiment idéologique de Le Pen. Suivent 550 pages (!) visant à lui ériger un panthéon politique.
C’est donc, après la complainte de l’enfance difficile, l’histoire d’un bon gars qui débarque à Paris, en 1947, de sa Bretagne natale. Inscrit à la faculté de droit, il s’engage aussitôt en politique. Il rencontre des gaullistes, des démocrates-chrétiens, des socialistes, des communistes, des chrétiens de gauche. Le Pen, lui, se déclare « pétainiste » au lendemain de la Libération, au lendemain de la victoire contre les nazis. « Ce type-là est vraiment pour Pétain », confirme un de ses amis aux auteurs. Le sort des collabos dont il va s’entourer tout au long de son aventure politique ne lui est pas indifférent, tandis que les résistants et leur légende naissante l’horripilent.
Ses biographes le racontent avec un détachement qui glace (p. 529) : « La Seconde Guerre mondiale a modifié la trajectoire du jeune Le Pen […]. Elle lui a communiqué mépris et dégoût des opinions majoritaires [comprendre : résistantes]. Le Pen n’a connu de la Résistance que les simulacres et les excès de l’épuration [Jean Moulin et les martyrs des Glières ne lui disent rien]. La vision des jeunes femmes du peuple “tondues pour avoir couché” et la médiocrité des résistants de la vingt-cinquième heure le font basculer à droite [non, à l’extrême droite en compagnie des collabos] et du côté des “vaincus de l’histoire”. »
Les « vaincus de l’histoire »…, ou comment être happé par le logiciel de l’extrême droite. Parce que, selon nos « enquêteurs » pour lesquels l’idolâtrie du factuel s’estompe soudain au profit d’un psychologisme de bazar, Le Pen se trouve saisi de compassion envers les « vaincus de l’histoire ». Et ces « vaincus » de la Seconde Guerre mondiale dans la rhétorique chère à l’extrême droite française et dont les auteurs ont fini par s’imprégner, ce ne sont pas les résistants massacrés, ce ne sont pas les juifs martyrisés ; non, ce sont ces collabos jugés et punis à la Libération, sans aucun doute avec excès pour un petit nombre d’entre eux. Mais pas un mot, pas une considération morale des auteurs sur cette relecture, sur cette révision de l’histoire chez Le Pen.
Il y a plus, il y a pis. Le Pen a toujours œuvré en politique entouré d’anciens collabos – miliciens, Waffen SS français, doriotistes, vichystes, pétainistes, etc. Les auteurs, il faut le souligner, en dressent une liste exhaustive. Or, il serait intéressant de comprendre, d’analyser, de savoir pourquoi Le Pen a privilégié cet entourage-là. Parce qu’il partage avec ces collabos de toute espèce – pour la plupart antisémites pathologiques jusqu’à virer dans le négationnisme de la Shoah – des « valeurs » et des engagements communs ? Parce qu’il partage aussi avec eux une vision – et une haine – communes de la Révolution de 1789 et de la République ? Rien de tout cela n’est évoqué. Accrochez-vous au bastingage : Le Pen les recueille parce qu’il a une… conception gaulliste de la nation. Il fallait oser, c’est écrit (p. 329) : « Le Pen a toujours justifié sa tolérance de ces antisémites avérés par l’option politique de la réconciliation, celle-là même invoquée par le général de Gaulle pour mettre fin à l’épuration. » Pauvre de Gaulle, jusqu’où n’aura-t-il pas été souillé ?
Les auteurs font aussi, c’est bien le moins, une recension précise des multiples saillies antisémites de Le Pen, du « point de détail » à « Durafour crématoire », et tant d’autres. N’empêche, il faut dédouaner, minorer, détourner ce qu’ils appellent pudiquement des « préjugés antijuifs ». Quelques citations qui permettent de mettre au jour l’opération de banalisation.
Page 320 : « La liste [des dérapages antisémites] que nous venons de rappeler a de quoi laisser perplexe. » Les auteurs sont-ils convaincus que « perplexe » soit le qualificatif le plus approprié ?
Oui parce que son antisémitisme est incohérent.
Page 321 : « Le Pen instrumentalise un certain antisémitisme à des fins diverses et parfois peu transparentes »… Exercice de langue de bois pour ne pas porter, surtout pas, de jugement moral.
Page 323 : « Antisémitisme réel ou présumé »… La question se pose encore ?
Page 323 : « Le Pen est peut-être moins obsédé par les juifs qu’on ne le dit et qu’il le laisse lui-même paraître. » Nos investigateurs ont pénétré cette fois les tréfonds de l’âme de leur héros : il est « moins obsédé qu’on ne le dit ». Pour achever l’opération de réhabilitation factice, ils vont jusqu’à chercher des témoignages de juifs qui ne l’ont pas senti profondément antisémite.
Ben voyons !
Tout cela serait risible si nos blanchisseurs ne s’autorisaient pas, après de Gaulle, à salir Joseph de Clermont-Tonnerre, député à l’Assemblée de 1789, celui qui fut à l’origine de l’émancipation des juifs en France, celui à qui Raymond Aron, Robert Badinter ou encore l’historien Pierre Nora ont rendu tant de fois hommage. Citation (p. 322) : « Si le juif comme individu n’est jamais stigmatisé dans le discours de Le Pen, la communauté juive, dès lors qu’elle agit ou s’exprime de façon collective est rejetée comme “antifrançaise”. » Le juif tout seul est aimable, mais le lobby juif est haïssable. Le Pen semble ici rejoindre la fameuse déclaration de Clermont-Tonnerre : « Il faut tout refuser aux juifs comme nation et tout accorder aux juifs comme individus. » Le Pen, inspiré par l’émancipateur des juifs de France dans la tradition de 1789 ? La comparaison est affligeante, tout autant que la volonté acharnée de prouver que le fondateur du FN, qui justifie et approuve la torture en Algérie, n’a pas lui-même torturé.
Encore une remarque, pour nous essentielle car c’est notre journal et son histoire qui, dans ce livre, sont en réalité remis en question. Depuis 1984, depuis que Jean-François Kahn a créé l’Evénement du jeudi, nous nous sommes battus, avec bien d’autres, avec tant d’autres – de droite, du centre et de gauche –, pour que la gauche précisément prenne conscience des troubles qui affectent la société française. Nous avons pris des coups, nous en avons donné. Nous nous sommes retrouvés aux côtés de François Bayrou, de Jean-Pierre Chevènement, d’Emmanuel Todd, de Régis Debray, parfois de Philippe Séguin, de Dominique de Villepin ou de Jacques Chirac. Nous avons même soutenu à différentes occasions Charles Pasqua ou Nicolas Sarkozy, l’un et l’autre ministre de l’Intérieur. A bien lire ce livre, rien de tout cela ne compte, rien de tout cela ne pèse. Une seule voix dans ce pays s’est adressée aux Français, notamment aux Français les plus démunis. Cette voix, vous l’avez compris, c’est celle de Le Pen qui a tout compris et tout dit bien avant nous, les pauvres démocrates que nous sommes. Et l’on voudrait nous faire croire que ce livre n’est pas vaste machine à blanchir ?
A Marianne, nous avons fait un travail journalistique collectif pour démasquer les faux-semblants du lepénisme ancien et nouveau ; nous avons œuvré contre l’idéologie du repli, de la haine de l’étranger, contre cette anti-France lepéniste qui se drapait d’un tricolore de pacotille. Nous sommes descendus dans la rue derrière une banderole Marianne pour manifester notre opposition résolue à Le Pen entre les deux tours de la présidentielle, en 2002. Le journal s’est résolument engagé contre tous les ennemis de la République, au premier rang desquels figurent les Le Pen, fussent-ils ripolinés en blond !
Une dernière remarque qui concerne nos lecteurs : l’un des deux auteurs de ce livre, Philippe Cohen, est journaliste à Marianne.
* Le Pen, une histoire française, de Philippe Cohen et Pierre Péan, Robert Laffont, 534 p., 23 €.
Le droit de réponse exercé par Philippe Cohen et Pierre Péan
« Le Pen, sors de ces corps ! ». Maurice Szafran, l’auteur de la critique de notre livre, Le Pen, une histoire française (1), publiée dans Marianne daté du 24 novembre, est sans ambiguïté : les auteurs du livre ont « tenté », intentionnellement donc – pardon pour le pléonasme –, de réhabiliter Le Pen. Pourquoi, après nos parcours, nos engagements passés, « blanchir » politiquement un homme de 84 ans, qui n’a plus guère d’avenir politique, par ailleurs décrit dans le livre – l’auteur de la critique doit en convenir – comme un « horrible personnage » ? L’article ne répond pas à cette question troublante. Mais l’on sait bien que le propre des séances d’exorcisme, c’est de donner le vertige à la raison : plus l’accusé donne des gages de bonne foi, plus il aggrave son cas.
Nous aurions donc adopté le « logiciel de l’extrême droite » : en reprenant son expression, « les vaincus de l’histoire », par exemple ; ou bien en assimilant la réconciliation partidaire façon Le Pen, qui le faisait associer anciens résistants et anciens collabos dans ses organisations, et la réconciliation nationale façon De Gaulle.
Ce point, comme toutes les autres attaques, vise en fait l’entreprise même du biographe. L’auteur de la critique ironise : « C’est donc un bon gars qui débarque à Paris en 1947. » Mais oui ! Le Pen n’est pas né Le Pen et il s’agit de montrer comment et pourquoi il est devenu ce qu’il est devenu. Le chapitre consacré au scandale du « détail », le propos de Le Pen à caractère négationniste et antisémite en 1987, précisément intitulé « Le jour où Le Pen est devenu Le Pen », illustre bien notre démarche.
Pour réaliser ce travail, nous avons mobilisé tous les moyens classiques de l’enquête et rapporté le point de vue de Le Pen aujourd’hui. Mais restituer ses propos vaudrait-il pour autant adhésion à ses idées et à ses fautes les plus graves ? Quand l’auteur de la critique citait Nicolas Sarkozy ou s’efforçait de deviner ce que celui-ci avait en tête, qui imaginait qu’il était sarkozyste ? Le jour où l’on imposera aux auteurs de justifier à chaque phrase leur point de vue moral et politique sur le fait qu’ils relatent, il n’y aura plus ni littérature ni livres d’idées.
En fait, le reproche implicite qui nous est fait porte sur l’intérêt même d’un livre sur Le Pen en 2012, au prétexte que tout aurait déjà été écrit, définitivement. Encore un autre désaccord de fond : l’histoire n’est pas figée pour l’éternité des temps, elle s’écrit à chaque génération. Comme le notait Marc Bloch, si le passé éclaire le présent, l’inverse est tout aussi vrai. Concernant le sujet du livre, la permanence du lepénisme et la forte probabilité que celui-ci va lui survivre rendent cette curiosité encore plus indispensable.
Nous accuser de « blanchir » Le Pen a une autre conséquence, éviter de s’attarder sur toutes les informations à charge figurant dans leur livre et qui, souvent accablantes pour Le Pen, n’ont pas été évoquées dans une approche « psychologisante », qui le dédouanerait prestement de sa nocivité politique. Ce qui n’a au demeurant pas échappé au « réhabilité » Le Pen, qui a annoncé à deux reprises son intention de porter plainte contre le livre. Et plusieurs lecteurs de cette biographie ont compris le coup porté, tel Jean-Louis Bourlanges pour qui elle « est un progrès de la lucidité sur les amalgames et les fantasmes ».
En somme, non seulement il faudrait toujours diaboliser Le Pen, mais il faudrait le faire en respectant strictement les termes du pacte de diabolisation tel que formulé dans les années 1980-90. Or, ladite diabolisation a montré ses limites : Le Pen totalisait 10 % des suffrages en 1984 ; depuis, le FN a presque doublé son butin électoral, et la fille de Le Pen est dans une position encore meilleure que celle de son père au début de son ascension.
Ce piètre bilan devrait faire débat et non provoquer anathèmes et amalgames contre toute réflexion critique. Dans la longue liste des lepénisés ou « décontaminateurs » du lepénisme, nous sommes en bonne compagnie : avant Cohen et Péan, Jean-Marie Domenach, Paul Yonnet, Laurent Fabius, Jean-Pierre Chevènement, Emmanuel Todd, Jean-Claude Michéa, Laurent Bouvet et bien d’autres ont été stigmatisés pour avoir mis en doute l’efficacité de la diabolisation.
Résumant Orwell, Jean-Claude Michéa a écrit : « Quand l’extrême droite progresse chez les gens ordinaires, c’est d’abord sur elle-même que la gauche devrait s’interroger ». Qu’est-ce qu’on attend ? ».