La diffusion jeudi soir dans l’émission Envoyé Spécial d’un reportage sur le Dark Net, autrement dit la face noire, inconnue, de la lumineuse toile sur laquelle nous voguons ici, a suscité chez le patron et fondateur d’Arrêt sur Images, Daniel Schneidermann, une stimulante réflexion. Il dénonce dans son éditorial du jour un nouvel épisode de la (soi-disant) diabolisation d’Internet qui serait orchestrée par les médias traditionnels, et s’interroge sur la part de « boursouflure journalistique » qui vient alimenter la « mythologie terrifiante » du web.
Extrait : « Vrai ? Faux ? Quelle part de réalité, quelle part de boursouflure journalistique habituelle ? Impossible de le discerner a priori. Les grandes chaînes de télévision, depuis quinze ans, nous ont tellement -et France 2 au premier rang- habitués à la diabolisation d’Internet, ses pédophiles en liberté, ses marchands d’armes, ses garages à bombes artisanales, qu’il est désormais difficile de les croire sur le sujet, même quand par hypothèse elles diraient vrai. Ce qui ouvre un champ prometteur aux enquêtes indépendantes ».
On ne fera pas l’insulte à l’auteur de prétendre qu’il n’aperçoit la dérive caricaturale médiatique que lorsqu’elle concerne son gagne-pain. Au contraire, Arrêt sur Images a, entre autre mérite, celui de dégonfler souvent les fameuses boursouflures, quitte à cultiver le penser contre soi, y compris en prenant le risque de heurter les convictions de son lectorat. Néanmoins, il est amusant d’observer à quel point les acteurs du Net sont allergiques à la critique. L’extraordinaire liberté qu’ils revendiquent, l’intelligence partagée, l’agitation d’idées, le talent, l’impertinence tout ceci trouve une limite : la critique d’internet. Attention terrain miné ! Dès qu’on y pénètre, ses occupants soudain se dressent pour dénoncer l’étranger, l’importun, l’ignare, bref le journaliste qui décrit leur royaume avec approximation, n’en évoque que les travers et s’emploie à le diaboliser, le tout sciemment, forcément sciemment. Comme si les journalistes s’intéressaient jamais à autre chose qu’aux problèmes. Nous sommes par définition des spécialistes du pathologique, c’est le métier qui veut ça, personne ne veut connaître la longue et ennuyeuse liste des trains qui sont arrivés à l’heure, pas plus les journalistes que leurs lecteurs. L’information, c’est presque toujours ce qui cloche, qui ripe, qui débloque, sur le Net comme partout ailleurs.
Ah, chers journalistes du web, si vous saviez à quel point dans les moments où l’on parle de vous à la télé, vous ressemblez à tous ceux chez qui un journaliste à l’outrecuidance de venir fouiller. Allons, au hasard, les financiers que vous honnissez tant, mais aussi les politiques, les bretons à bonnets rouges, les pigeons et autres volatiles. Vous observez l’intrus avec méfiance, prenez mal tout ce qu’il dit, détestez par anticipation une description de votre univers qui ne saurait être juste puisqu’elle échappe à votre contrôle, rejetez en bloc des critiques, réserves ou interrogations qui, à votre sens, ne peuvent être dictées que par l’ignorance ou la malveillance. Et la boursouflure journalistique, réelle, heurte de plein fouet ce qu’on pourrait bien appeler la boursouflure de l’ego. D’où la déflagration. Comme si Arrêt sur Images, aux grandes heures du sarkozysme n’avait pas boursouflé les travers du président de la République de l’époque, ou bien en pleine crise financière tiré à vue et sans nuances sur le système bancaire. De fait, je propose que nous conservions nous tous journalistes à l’esprit, ce diagnostic si juste sur la tentation de la boursouflure, dans l’espoir fou d’apprendre à y échapper. Qui sait si une telle discipline ne contribuerait pas à nous permettre de retrouver la confiance du public ? En tout cas nous pourrions sans doute éviter quelques unes des erreurs pointées dans le premier rapport sur l’insécurité de l’information dont je recommande chaudement la lecture.
Oh ! je vous entends penser. Ce que je décris s’appelle nuance, mise en perspective, toute choses que l’on écarte de facto quand il s’agit d’attirer l’attention au milieu de l’incessant brouhaha médiatique. C’est vrai. Celui qui parle doucement et nuance sa pensée n’a pas sa place dans le grand barnum médiatique. Les autres hurlent trop fort pour qu’on l’entende. C’est donc qu’il y a un effet de système ? Mais alors nous en serions tous responsables ? Journalistes anciens et modernes, lecteurs, téléspectateurs, auditeurs, internautes, tous pris dans la même course folle après le bruit et la fureur ? J’écoutais hier matin Jacques Attali s’exprimer dans une conférence sur l’avenir de l’économie. Il y dénonçait la finance à court terme, mais aussi la démocratie qui s’était mise à raisonner également à court terme, fouettée par les sondages. Et il appelait l’émergence d’un capitalisme « patient ». Patient. Ce mot a raisonné longtemps dans mon esprit….Patient, ça évoque le calme, la mesure, le temps nécessaire pour comprendre et agir intelligemment. Patient, donc. Ce que le système médiatique n’est pas.
L’instantanéité, l’information qui tourne en boucle, répétée à l’infini, la caricature, les caméras plantées en direct de nulle part qui filment en continu du rien, le ton dramatique des commentaires scandant le vide, l’impératif hystérique d’être le premier à annoncer un fait parfaitement sans intérêt, tout ceci mène à l’overdose. Et le pire, c’est que ça ne rapporte pas, ou pas tant que cela. Heureusement, il y a des voix qui se font entendre, par exemple aux Etats-Unis. Mieux des patrons de presse américains qui disent stop, en citant, une fois n’est pas coutume, un modèle français, un modèle d’autre chose, XXI. Ouf, ça fait du bien.