L’incident est passé relativement inaperçu, et pourtant il est porteur d’une inquiétante symbolique. Comme il est d’usage, le barreau de Paris organisait vendredi 1er décembre sa rentrée solennelle au cours de laquelle s’expriment ses représentants, quelques invités prestigieux et surtout les deux premiers secrétaires de la Conférence du stage, autrement dit les deux meilleurs jeunes orateurs de l’année.
Habituellement, les discours se succèdent, uniquement séparés par les applaudissements de la salle. Mais hier, rien ne s’est passé comme d’habitude. Au lieu d’entendre le deuxième secrétaire, le délégué du bâtonnier a pris la parole pour dire ceci :
« La conférence vous le savez est le symbole de l’éloquence de notre jeunesse, mais elle est également et surtout un espace de liberté. Si d’aventure un discours était susceptible de heurter certains d’entre vous, le barreau de Paris, tout en demeurent soucieux de préserver la liberté d’expression, entend préciser que les propos tenus le sont sous la responsabilité de celui qui les tient et surtout tiennent aux particularités de cet exercice difficile. Je vous remercie. La parole est maintenant à Monsieur Jérémie Nataf, deuxième secrétaire de la Conférence ».
Jérémie Nataf a consacré son discours à Helie Denoix de Saint Marc, résistant, rescapé de Buchenwald, combattant en Indochine au sein de la Légion étrangère, mais aussi membre du putsch des généraux en Algérie en avril 1961, ce qui lui vaudra une condamnation à dix ans de prison. Etait-ce donc si dérangeant de parler de cet homme que le barreau se soit cru obligé de prononcer une mise en garde ? Existerait-il donc aux yeux des avocats des causes absolument indéfendables, fut-ce à l’occasion d’un simple exercice oratoire ?
La liberté d’expression qui règne dans le monde judiciaire est incomparablement supérieure à celle pratiquée dans les médias et le débat public. Pour une raison très simple : celui qui s’exprime a la garantie d’être écouté respectueusement jusqu’au bout de son propos, sans interruption, ni insulte ni menace. Nul ne lui dicte ce qu’il doit dire, personne n’a le droit de lui interdire de s’exprimer. Cette liberté là est un territoire sacré de la démocratie. Entourer son exercice de précautions, n’est-ce pas admettre implicitement qu’elle puisse être discutée, critiquée et, à terme, remise en cause ? N’est-ce pas la livrer au péril mortel de la tyrannie des susceptibilités réelles ou feintes, aux caprices de l’opinion, aux pressions diverses et variées ? Il y a moins d’un mois, les attaques à l’encontre de Eric Dupond-Moretti poussaient à s’interroger ici même sur la capacité de résistance du système judiciaire à la censure de l’opinion. Hélas, on dirait bien que la forteresse déjà se fissure….
Note : L’épisode décrit dans ce billet peut être visionné sur la vidéo de la rentrée solennelle accessible ici, à partir de la minute 54.