La Plume d'Aliocha

09/11/2014

Cash Investigation donne un coup de pied au cul à la com’

L’émission d’investigation d’Elise Lucet, Cash Investigation, diffusée en prime time sur France 2 était consacrée mardi soir à l’industrie des smartphones. Il n’est pas exagéré de dire qu’elle a fait un tabac. On s’en doutait le soir même en voyant le hashtag de l’émission sur Twitter s’installer au premier rang des sujets d’intérêts des twittos, la confirmation est venue le lendemain matin quand l’émission a annoncé fièrement 3,6 millions de telespectateurs, soit 14,6% de parts d’audience. 

Je ne saurais trop vous recommander de regarder le reportage en replay si vous l’avez manqué. C’est ici.  Du travail des enfants en Chine à l’exploitation de mineurs en Afrique, vous y découvrirez ce que coûte réellement votre smartphone. Et surtout, ce qu’il rapporte à ceux qui le fabriquent : les constructeurs versent moins de 3 euros de salaires pour la construction d’objets vendus plusieurs centaines d’euros….

Mais ce qui est au moins aussi passionnant et nécessaire dans cette émission que le fond de l’enquête, c’est la manière dont les journalistes sur le terrain, en insistant pour poser les questions qui dérangent, dévoilent les rapports entre le monde économique et la presse. Depuis longtemps les communicants ont changé nos interlocuteurs en robots programmés pour développer un argumentaire préparé à l’avance, entièrement factice, le plus souvent creux, toujours univoque. Ils ont pris la main et n’entendent pas qu’on leur dispute leur pouvoir. Depuis le début de ce blog, j’ai consacré beaucoup de billets à ce phénomène car il constitue à mes yeux le virus mortel de l’information. Une maladie dont l’ampleur est, hélas, lourdement sous-estimée.

Politburo

C’est ainsi que l’émission montre les demandes de rendez-vous qui n’obtiennent jamais de réponse. Dans le monde économique – et la chose a tendance à se généraliser – un journaliste ne peut pas espérer joindre en direct un patron d’entreprise, il faut impérativement faire une demande au politburo, pardon, au service de communication. C’est le passage obligé. Problème :  le service communication n’a généralement aucune envie de parler aux journalistes des sujets qui intéressent ces derniers. Il impose ses propres dossiers, pour vendre sa soupe, et se met aux abonnés absents quand on pose d’autres questions. Il m’arrive souvent de penser que si je pouvais m’adresser directement au décideur, il comprendrait peut-être l’intérêt de parler plutôt que de se taire. Mais le communicant lui, pour asseoir son pouvoir et justifier son salaire, décide de la stratégie, choisit les thèmes, les supports et même les journalistes à qui il consent à répondre. Et les journalistes s’inclinent, ils n’ont pas le choix, c’est ça ou l’assurance d’être blacklisté. Autrement dit, le choix – pas cornélien du tout-  entre l’assurance raisonnable de pouvoir suivre l’actualité de l’entreprise et la certitude d’être mis à l’écart et donc de ne pas pouvoir travailler…

La vengeance du patron piégé

Vous ne me croyez pas ? Alors lisez les menaces du patron de Huawei à l’encontre d’Elise Lucet. Extrait d’un article publié sur le site OZAP  :  » Le patron de Huawei a réagi publiquement le lendemain de la diffusion de ce reportage à l’occasion de sa participation aux Assises de l’industrie. François Quentin a expliqué qu’il comptait bien ne pas en rester là avec Elise Lucet. Il a ainsi révélé qu’il avait fait en sorte de « blacklister » la journaliste de France 2 auprès des grands patrons. « J’ai activé tous mes réseaux et Madame Lucet n’aura plus aucun grand patron en interview, sauf ceux qui veulent des sensations extrêmes ou des cours de Media Training ! » a-t-il ainsi déclaré, assurant ne pas avoir reçu les demandes d’interview ». Depuis, il s’est excusé, il y a de quoi. Oublions le terrain de la morale, nous avons tous compris que cet homme-là s’en fout. Ce qui l’ennuie, et son service communication à mon avis plus encore, c’est la bourde magistrale qui consiste en deux phrases à menacer publiquement une journaliste – en plus aussi populaire au moment des faits – , à révéler au grand public la menace permanente de boycott qui pèse sur les médias s’ils n’obéissent pas et, cerise sur le gâteau, à entraîner avec lui le monde économique en prétendant faire jouer ses relations pour interdire à Elise Lucet l’accès à tous les grands patrons. C’est tellement beau, un aveu pareil, qu’on l’embrasserait. Les instants de sincérité dans le monde économique sont si rares…

Le paroxysme de cet insupportable système est montré dans l’émission : ce sont ces grandes messes au cours desquelles telle ou telle marque lance devant un parterre de journalistes le nouveau produit qui va enchanter les technophiles.  Des journalistes qu’on connait depuis longtemps, à qui on a payé le voyage et la chambre d’hôtel, qu’on va régaler de petits-fours et à qui on offrira le téléphone. Ces confrères ne sont pas forcément des mauvais professionnels, ils n’ont pas nécessairement perdu leur sens critique, mais on imagine bien qu’ils ne sont pas au top de l’indépendance. D’ailleurs, ils l’avouent eux-mêmes. Je ne leur jette pas la pierre, ce système vous englue comme une mouette prise dans du mazout. Pour faire autrement, il faut un support qui donne le ton, une équipe qui vous soutient, un rédacteur en chef qui vous défend, sinon, c’est mission impossible. Simplement, ne vous étonnez pas du délire qui s’empare des médias quand Apple au hasard sort un nouveau produit…

Quand Bill Gates montre qu’il se fout de l’esclavage des enfants

Heureusement, Cash Investigation a posé le diagnostique et décidé d’ajuster ses techniques journalistiques à cette nouvelle réalité. C’est ça, la force de l’émission, et le public l’a fort bien compris. Nous voyons donc Elise Lucet interroger les uns et les autres en s’invitant à des conférences, dans des bureaux, des restaurants, bref, partout où on ne l’attend pas, ses documents à la main et une caméra sur les talons. C’est une rupture culturelle violente pour les acteurs économiques habitués au journalisme poli et courtois balisé par leurs services de com’, d’où leurs réactions.  Le patron de Huawei refuse de répondre tant que la journaliste ne lui a pas prouvé son identité, un autre prétend qu’il y avait trop de bruit pour se parler. Mais le meilleur morceau c’est Bill Gates en personne, venu vendre l’une de ses oeuvres caritatives, et qui se moque visiblement comme d’une guigne qu’une marque de portable détenue par Microsoft contienne des composants sortis des mines par des enfants qui parfois meurent dans des éboulements et qu’on laisse pourrir sur place. C’est pas son affaire à milliardaire au grand coeur, il ne joue plus aucun rôle dans la boite, et puis c’est pas le sujet de la conférence. Bref, tous ces grands patrons dont certains n’hésitent pas à brandir des engagements éthiques plus ou moins en toc pour séduire les consommateurs, dès lors qu’ils sont confrontés à l’affreuse réalité ne savent pas, ne peuvent pas commenter, ne demandent même pas de précisions. Ils remontent le menton, braquent le regard sur l’horizon et s’enfuient, protégés dans leur retraite par des attachées de presse ulcérées que des journalistes aient osé poser des questions. Pensez donc, que c’est inconvenant ! So chocking.

Un dernier mot. Je me souviens avoir entendu un jour le philosophe Comte-Sponville lors d’un colloque dire en substance : ne demandons pas à une entreprise de faire de la morale, c’est absurde, son objet c’est faire de l’argent. Demandons-nous plutôt comment faire pour l’obliger à respecter les règles morales. Lors de la diffusion de l’émission mardi, quelques twittos cyniques qui se voulaient plus malins que les autres faisaient observer que c’était au minimum schizophrène et au pire absurde ou hypocrite de saluer une telle émission en pianotant frénétiquement sur son portable. En clair : d’accord, c’est très bien cette enquête, mais ça ne sert à rien. Je crois au contraire que c’est fort utile. L’histoire récente nous enseigne que lorsque les consommateurs se révoltent et décident de boycotter un produit pour des raisons éthiques, ils triomphent.

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