Le patron de l’Obs, Laurent Joffrin, se justifie longuement dans un article mis en ligne aujourd’hui sur l’affaire Iacub. En substance, il nous explique que DSK soulève un problème de société, que son rapport aux femmes interroge sur le gouvernant qu’il aurait pu être, que le livre mis en Une n’est pas celui d’un journaliste – enquêter sur les moeurs sexuelles, vous n’y pensez pas, quelle horreur ! – mais d’une romancière (1), qu’il est enfin intervenu après l’affaire du Sofitel et que les règles de la vie privée s’en trouvaient changées. On l’aura compris, face à l’accusation d’avoir voulu faire un coup que Voici lui-même n’aurait pas osé, il fallait trouver des raisons d’intérêt public. C’est pourquoi nous découvrons les vraies motivations fort éloignées, c’est évident, de toute intention de vendre du papier à n’importe quel prix. Ici, il s’agissait donc de plonger en compagnie d’une romancière au coeur de la psychologie d’un politique qui fut de premier plan, d’appeler « l’art » à la rescousse de l’information, puis de diffuser largement cette analyse d’un intérêt capital sur la sexualité et le pouvoir et, plus profondément, sur certaines positions philosophiques plaçant la satisfaction du désir au centre de la société. Concernant ce dernier point, un exemple de philosophe parmi d’autres me vient à l’esprit, Dany-Robert Dufour, dont les travaux éclairent bien davantage le sujet, notamment via une comparaison qui pourrait plaire à l’Obs entre Mandeville, le père du libéralisme et la pensée de Sade. Hélas, ce-dernier écrit des ouvrages arides, il n’a pas eu l’idée géniale de mener une enquête de terrain, de l’intituler »roman », puis de dévoiler l’identité du cochon expérimental faussement mystère. Quelle leçon ! Non pas sur le sexe et la société, mais bien sur le fonctionnement de notre société médiatique.
Querelles d’intellos parisiens ?
« On s’en fout de ces querelles d’intellos parisiens » se sont écriés les lecteurs en choeur sur les forums Internet, tandis que la profession dénonçait les méthodes de l’Obs. Non, on ne s’en fout pas. Car ce sont les médias qui façonnent la société, eux qui trient l’information et la hiérarchisent, eux qui décident ce qui mérite d’être mis en avant et ce qu’il faut taire, eux qui au travers de cet exercice diffusent des modèles, défendent des valeurs, fabriquent des héros, désignent des boucs-émissaires, font et défont des fortunes, des réputations, des carrières politiques. A tel point qu’ils déterminent par exemple largement les décisions des éditeurs de publier ou non un ouvrage selon l’accueil que ces derniers espèrent obtenir dans la presse, lequel accueil conditionne les ventes. Ce n’est pas rien tout de même que de sélectionner, fut-ce indirectement, quelle pensée sera diffusée ou pas, surtout quand on mesure à l’aune de quels critères marketing on opère ces choix. Je vous livre la recette miracle : il faut faire con et racoleur pour toucher la cible la plus large possible. Même les politiques finissent par agir en fonction de ce qu’attendent les journalistes, en application d’une pensée similaire à celle précédemment décrite. Dans ces conditions, récompenser d’une couverture et de l’incroyable publicité qui va avec, la démarche consistant à livrer des confidences sexuelles relevant de la vie privée, c’est montrer qu’une telle attitude est méritante, c’est non seulement la cautionner mais l’encourager. C’est donc donner une leçon de morale, en même temps qu’assurer ses ventes et celles de l’auteur que l’on met en avant. Peut-on encore dire que l’on s’en fout lorsqu’on prend la mesure de l’incroyable pouvoir des médias ? On l’aura compris, éteindre la télévision et s’informer uniquement sur les blogs n’est qu’une illusion de solution puisque le monde dans lequel on vit est entièrement tributaire du pouvoir médiatique. Et peut-on s’exonérer de sa responsabilité, du côté du média concerné, en avançant de pauvres arguments sur la pseudo-compréhension que l’on pourrait tirer de ce livre, alors que tout le monde a saisi depuis bien longtemps de quoi il retournait s’agissant de DSK ? Il n’y a visiblement qu’à la direction de l’Obs qu’on croit encore avoir découvert le robinet à tirer l’huile des murs sur le sujet…
Rompre les amarres
Mais il y a infiniment plus grave. Puisque Laurent Joffrin estime que l’indignation soulevée par l’Obs appelle une réflexion sur le journalisme, sous prétexte que son journal serait en partie victime d’une haine plus générale du public à l’égard des médias, alors ouvrons-là cette réflexion. Que les lecteurs se rassurent, elle sera rapide. Choisir de consacrer la Une à ce livre, c’est considérer que cette semaine-là il ne se passait pas grand chose d’aussi important en France et dans le monde que la parution de Belle et bête. C’est donc écarter la crise économique mondiale, l’ensemble des dossiers géopolitiques, la politique intérieure française, l’Europe et j’en passe, en estimant que l’affaire du cochon appartenait à la courte liste des actualités majeures. Quelle sinistre plaisanterie ! A supposer même qu’il s’agisse là de vie intellectuelle plutôt que d’actualité générale – ce qui est soutenu -, qui peut prétendre sérieusement que ce livre constitue un évènement culturel majeur ? Et si c’est de l’information, laquelle ? Dans son Manifeste sur l’avenir du journalisme, le magazine XXI souligne une chose très juste : des pans entiers de l’actualité ne sont plus explorés. Autrement dit, quand les médias, qui se plaignent déjà d’être au bord de l’asphyxie économique, concentrent en même temps leurs maigres moyens sur les mêmes sujets et les font tourner en boucle jusqu’à la nausée, alors nous devenons sourds et aveugles à une partie sans cesse grandissante du fonctionnement du monde. Mais il y a pire encore, c’est lorsqu’un magazine puissant, reconnu et respecté décide avec un cynisme affolant de rompre les amarres de l’information en même temps que celles de l’éthique pour vanter les mérites d’un livre indéfendable, excepté bien entendu sur le terrain commercial. L’Obs victime de la haine des médias ? Peut-être, mais qui a contribué à l’alimenter, cette haine, avant de mettre carrément le feu aux poudres ?
Etincelant, vraiment ?
La démarche en soi justifiait une condamnation a priori du livre et de tout ce qui s’en est suivi. J’ai néanmoins pris la peine de le lire puisqu’on me le prêtait et que je prétendais en parler. « L’étincelant objet littéraire » qu’on nous décrit complaisamment n’est rien d’autre qu’un long monologue d’une niaiserie comparable à une production Harlequin. Le plus étonnant, c’est l’ennui abyssal qu’il suscite malgré toutes les ficelles censées le rendre attractif et croustillant. Que les curieux s’abstiennent de dépenser leur argent inutilement. Ils n’y trouveront rien d’excitant sur le terrain érotique et rien d’inédit sur DSK. On le referme avec le désagréable sentiment d’avoir surpris la triste séance d’onanisme d’un désaxé en imperméable planqué derrière un arbre et l’on rougit de honte pour les critiques littéraires qui l’ont encensé. Qu’importe, il va se vendre et même très bien, c’est toute la magie du système médiatique pour ceux – rares – qui en profitent. Son horreur, pour l’immense majorité qui le subit. Rendons justice à l’Obs, l’affaire est juteuse, comme la plupart des commerces de substances toxiques d’ailleurs….
Alors oser prétendre face à l’indignation générale que tout ceci ne serait qu’un malentendu, que les lecteurs de l’Obs n’auraient pas compris l’intérêt capital du livre, que la justice se serait fourvoyée en prononçant une condamnation exemplaire, que la presse et une partie du monde de l’édition exprimeraient tout simplement une jalousie, que les protestations relèveraient de la tartufferie, c’est ajouter l’insulte à la trahison. Décidément, dans cette affaire, ce sont les cochons que l’on salit en osant les comparer aux hommes. Reste une question fondamentale, certes peu gracieuse mais on aura compris que notre époque ne se soucie plus de délicatesse : quand va-t-on cesser de se foutre de notre gueule ?
(1) Je ne m’étais donc pas trompée, quand j’écrivais ceci il y a quelques jours : « Qui a transgressé la règle en l’espèce ? Pas une journaliste, mais une juriste/chercheuse/chroniqueuse à Libération. L’honneur de la corporation est sauf, c’est donc une étrangère à notre petite communauté qui a commis cette chose. Oui, sauf qu’elle est reprise en Une par l’Obs. Les raisons invoquées sont nombreuses, la crise de la presse qui lève les pudeurs inutiles, le caractère innovant du livre, son extraordinaire valeur littéraire. On ne rigole pas. Au fond, on peut raisonnablement supposer que la petite communauté journalistique s’est sentie dédouanée par le fait que l’auteure n’était pas du sérail et qu’elle avait en outre vaguement bricolé autour de ce déballage de vie privée un prétexte littéraire ».
Sans nouvelles de Marianne…
Tags: hebdomadaire marianne
L’un d’entre vous m’a demandé par mail pourquoi on ne me lisait plus sur le site de l’hebdomadaire Marianne depuis quelques mois. Eh oui, pourquoi, ai-je soudain songé….
En 2009, Philippe Cohen qui s’occupait à l’époque du site m’a demandé si je souhaitais faire partie des blogueurs associés. Mettant de côté mon allergie pour les entreprises de presse qui rentabilisent des contenus gratuits en vendant aux intéressés l’espoir d’une visibilité (cette visibilité avec laquelle, comme chacun sait, on paie son loyer et ses courses au supermarché), j’ai répondu oui. Parce que je lis, ou plutôt je lisais, Marianne depuis sa création en 1997, parce que j’aimais bien Philippe, parce qu’au coeur de la crise de la presse, je voulais bien – pour un temps donné – aider dans la mesure de mes moyens le site à se développer. L’opération ne me rapportait rien. Pas même l’abonnement gratuit au journal papier que moi et d’autres avons réclamé sans succès durant plusieurs années. Quant au trafic sur mon blog, figurer dans la blogroll d’Eolas m’a toujours envoyé plus de lecteurs que d’être « associée » à Marianne. De son côté, le site a profité durant des années de mon « contenu », lequel s’est avéré souvent juteux en termes de visites. J’ai souvenir de 50 000 visiteurs en quelques heures sur un billet concernant Ruquier, et de plus de 80 000 au plus fort de l’affaire Kerviel (chiffre en haut à droite de la page, qui évoque à tort le nombre de commentaires)…Philippe avait la courtoisie de nous inviter à dîner dans la rédaction une fois par an et de nous associer à la vie du journal comme du site en nous informant des évolutions éditoriales. C’était friendly de sa part. A défaut de gagner de l’argent, nous participions à une aventure et nous passions de bons moments.
Et puis en juin dernier de mémoire, il a annoncé qu’il cessait de s’occuper du site. Toute l’équipe rédactionnelle est partie et a été remplacée, m’a-t-on dit, par un professionnel du marketing….Pour ceux qui auraient loupé un épisode, je rappelle que la sortie de son livre co-écrit avec Pierre Péan sur Le Pen a consommé le divorce entre lui et la direction de Marianne cet automne. Philippe a quitté l’hebdomadaire en janvier. Mais reprenons le fil de notre petite histoire. Pendant les mois qui ont suivi le changement de pilotage, Marianne a continué de reprendre mes billets. Et puis à partir de fin décembre, plus rien. Le dernier des quelque 245 billets reproduits sur le site depuis 2009 (chiffre tiré du moteur de recherche de Marianne) a été mis en ligne le 11 décembre. Par curiosité, je suis allée voir et j’ai cru comprendre qu’il était désormais alimenté quasi-exclusivement par la rédaction. Il ne reste que 2 ou 3 blogueurs, parmi lesquels Juan de Sarkofrance. Même Philippe Bilger a disparu ce qui, je l’avoue, a quelque peu consolé mon ego malmené. Intriguée, j’ai envoyé deux mails au patron du journal, Maurice Szafran, pour tenter de savoir ce qu’il en était exactement. Pas de réponse.
Du coup, je me suis amusée à faire un petit calcul. En imaginant que pour produire le même volume de contenu, Marianne ait fait appel à un journaliste rémunéré à la pige (moi, au hasard…mais sous mon autre casquette), l’équivalent des 250 billets lui aurait coûté au bas mot….60 000 euros. Explications. Les journalistes sont rémunérés selon une unité de mesure nommée « feuillet ». Un feuillet par convention représente 1 500 signes espaces compris (fonction « statistiques » de votre logiciel, environ une demie page word). Le tarif syndical du feuillet doit tourner aux alentours de 66 euros, mais dans les grands titres, il est plus proche de 100, j’ai donc pris 80 (net). Admettons que chaque billet fasse en moyenne 3 feuillets. Nous multiplions 250 articles par 3 feuillets, par 80 euros, cela nous donne 60 000 euros si le règlement s’effectue en droits d’auteur (ce qui est en principe interdit pour les journalistes, mais je le signale pour les blogueurs non journalistes) auxquels vous rajoutez, si c’est du salaire, les charges salariales et patronales. L’intérêt de cette petite démonstration est de montrer l’économie que représente l’utilisation de contenu gratuit sur le Net pour les éditeurs de presse….En creux, cela permet aussi de mesurer l’étendue du manque à gagner pour les journalistes de métier dès lors qu’on remplace l’information qu’ils produisent par de l’opinion. Il me semble qu’un tel « cadeau » de ma part méritait bien un « au revoir et merci ». En tout état de cause, quand on décide unilatéralement de rompre un accord, il est d’usage d’en informer l’intéressé.
Voilà, vous en savez autant que moi. Sans commentaire.
Ah si, quand même, une observation annexe. J’ai lu ce matin sur @si (abonnés) que certains sites d’information régionale (pilotés par une boite de marketing) sous-traitaient leur production à des « rédactions » situées en Tunisie. Oui, vous avez bien lu. Pour 300 euros par mois, des diplômés bac +5 disposant d’une « bonne connaissance de la culture française », livrent des articles clé en main sur des régions où ils n’ont jamais mis les pieds.
Il parait qu’on a aboli l’esclavage…qu’on me permette d’en douter.