Dans mon ancien métier de juriste apprenti-avocat, il y a déjà près de 20 ans, j’avais observé une chose qui m’avait amusée : les dossiers ressemblent aux clients. Une affaire judiciaire porte toujours, à des degrés divers, l’empreinte de celui qui l’initie. Le rôle de l’avocat est en principe de tenir les rênes de l’action judiciaire. Mais, il arrive qu’on tombe sur un client qui vous embarque dans son histoire, sa logique, voire sa folie. Ah si seulement Jérôme Kerviel avait conservé sa première avocate ! S’il avait su dire « je suis tombé malade, j’ai perdu pied avec la réalité, pardon », si cette spécialiste de droit du travail avait pu poursuivre sa stratégie, amener ce dossier sur le terrain de la relation salarié/employeur, plaider la solitude du trader qui fait des pertes et n’ose pas l’avouer, la perte de contact avec la réalité, tenir Jérôme Kerviel à l’écart des médias, pondérer toute cette folie…
Seulement voilà, Jérôme Kerviel, lui, a voulu en découdre avec la banque. Alors contre toute prudence, malgré les mises en garde de ses conseils successif, il est monté au front, il a attaqué sa victime, mis en cause ses anciens collègues, nié la gravité de sa faute, refusé de demander pardon. Et ce faisant, il a refermé sur lui les mâchoires du piège diabolique dans lequel il s’était mis en se livrant avec démesure à sa passion du trading.
L’issue judiciaire provisoire de ce dossier, qualifiée par certains de scandaleuse et qui est à tout le moins extraordinaire, n’est que le prolongement, on l’oublie un peu trop vite, d’événements eux-mêmes extraordinaires. C’est l’histoire d’un trader qui a engagé deux fois trente milliards en 2007 et 50 milliards en 2008, occasionnant une perte record de 4,9 milliards. Une perte qui a mis en péril la banque et qui aurait pu faire chanceler tout le système financier. Seulement voilà, l’homme et l’histoire plaisent aux médias, le trader devient une icône. Dans un pays réputé pour sa détestation de la finance et des marchés, quel paradoxe ! La justice, elle, est moins sensible au charme du héros. Il faut dire qu’elle a le dossier en mains et que celui-ci est tout sauf romantique. En octobre 2010, elle le condamne à 3 ans de prison ferme et surtout à rembourser les 4,9 milliards perdus. Les montants engagés étaient délirants, les pertes vertigineuses, la sanction est à l’avenant. La justice n’y est pour rien. Celui qui occasionne un préjudice doit le réparer. Dans la vie courante, cela parait normal et même nécessaire. Ici c’est aberrant. A qui la faute ? Est-ce la justice qui a misé et perdu des milliards ? On notera au passage que le jugement fut particulièrement violent avec le trader et bienveillant vis à vis d’une banque qui n’en méritait pas tant. Complot ? Justice de classe ? Non, irritation face au silence obtus du jeune homme, à son refus contre toute évidence d’admettre qu’il a fauté et à son impossibilité de justifier ses allégations sur les complicités internes.
Alors l’ex-trader fait appel, et cette fois il ne dit plus que sa hiérarchie savait mais qu’il est l’objet d’une manipulation digne d’un thriller américain. C’est un peu comme le Da Vinci Code. Quelques éléments de vérité servent à accréditer une histoire incroyable. L’Opus Dei existe, la toile de Vinci aussi mais ici on leur fait dire ce que l’on veut. Et on en tire une histoire infiniment plus chatoyante que la vérité historique et le dogme de l’église chrétienne. Dans notre dossier Kerviel, la finance sert de décor à une superbe intrigue dans laquelle une banque estimant ses pertes sur les subprimes à un montant indécent identifie un trader, le laisse cyniquement déraper, puis décide de le sacrifier sur l’autel de ses intérêts. Des pertes ? Même pas, une obscure cellule grise aurait tout récupéré en sous-main. Ici les éléments de vérité sont la finance décrédibilisée depuis 2008, les bonus des traders, et quelques témoins parfaitement crédibles qui préférent croire à la noirceur des hommes plutôt qu’à leur bêtise.
Las ! La justice est sourde à l’opinion publique et peu sensible au roman. Sous sa lumière glacée le beau trader victime de la méchante banque et son fringant défenseur sont apparus pour ce qu’ils étaient : des plaideurs en panne d’arguments crédibles et de preuves irréfutables. Et voici que Jérôme Kerviel est condamné de nouveau. A la même peine – ça aurait pu être pire, l’avocat général réclamait 5 ans – et au même montant faramineux de dommages intérêts. Comme si cela ne suffisait pas, le journal de 20 heures de France 2 lui offre le soir-même son audience si convoitée. Philippe Bilger s’en est ému dans un tweet : « Honte éthique et médiatique que l’invitation de Kerviel prévenu lourdement condamné au journal de France 2 ». Il a raison. Dans sa logique de magistrat. Médiatiquement, il a tort, Jérôme Kerviel était bien l’homme de l’actualité du jour. L’affaire Kerviel est celle de tous les excès. Elle ressemble à celui qui en est la cause…
Jérôme Kerviel pour l’instant est libre. Il a décidé de se pourvoir en cassation et lance solennellement un appel à témoins. Que le ciel lui vienne en aide.
Mise à jour 25/10 à 14h35 : pour ceux qui souhaitent lire l’arrêt, il est ici. Merci à Kaeldric de l’avoir trouvé et signalé en commentaire !
Le contradictoire, talon d’Achille des médias
L’affaire dite des « tournantes » (1), celle de l’étude Séralini sur les OGM et le procès Kerviel soulèvent, dans un espace de temps très réduit, la même question passionnante : celle du contradictoire dans les médias. Qu’est-ce donc que le contradictoire me direz-vous ? Une règle que les juristes connaissent bien et qui offre la meilleure garantie possible de l’équilibre dans un débat judiciaire propice à l’élaboration d’une décision éclairée que l’on appelle : jugement. En permettant à chaque partie de produire ses preuves, d’avancer ses arguments et de discuter ceux du contradicteur, on assure l’égalité des armes, et l’on donne la possibilité à celui qui doit se prononcer de le faire en toute connaissance de cause.
Or, que voit-on lorsque les médias s’emparent de sujets hautement polémiques comme les affaires judiciaires ou encore les grandes questions scientifiques touchant la santé publique ? Une machine médiatique qui s’emballe et se retrouve ballotée au rythme de la communication des uns et des autres. « Quelle honte ! » ont hurlé les associations féministes à la suite du verdict prononcé dans l’affaire des tournantes. Personne n’a assisté au procès puisque celui-ci s’est déroulé à huis clos. Qu’importe. Les médias avides de commentaires et de réactions tendent le micro à celui qui veut s’exprimer. Qu’il soit bien informé et compétent pour répondre importe certes, les journalistes ne sont pas des abrutis, qu’il soit objectif, c’est moins important, voire carrément sans intérêt. Si d’autres avis sont en mesure de s’exprimer, il y a une chance de limiter les dégâts. A supposer bien sûr que l’on table sur un public constamment branché sur les médias, apte à saisir tous les avis contradictoires dispersés entre chaines de télé, stations de radios et presse écrite, d’en dresser la synthèse et d’en tirer un avis éclairé. Un tel public n’existe pas. Au demeurant, le système n’est pas fait pour encourager ce type de démarche. Il fonctionne au contraire à l’émotion, appelle la déclaration simpliste et fracassante, plussoie le jugement à l’emporte-pièce. Les raisonnements sages et mesurés ne buzzent pas, or, pour vivre, les médias doivent buzzer. Au demeurant, dans l’affaire des Tournantes, je n’ai pas entendu autre chose que des critiques. De gens qui ne savaient pas.
Les médias, quatrième degré de juridiction ?
Si l’on reste un instant sur le terrain judiciaire, on observe le même phénomène dans l’affaire Kerviel. Jérôme Kerviel et son avocat courent les radios et les télévisions depuis le 24 octobre, date de l’arrêt de la cour d’appel de Paris qui a confirmé en tous points la condamnation de l’ex-trader : RTL, Journal de 20 heures sur France 2, On n’est pas couché. A chaque fois, l’ex-trader exprime son incompréhension de la décision, tandis que son avocat surenchérit en pointant les aspects à son sens critiquables du raisonnement des juges. Il faut croire que les médias sont devenus le quatrième degré de juridiction de notre système judiciaire. Evidemment, il ne viendrait à l’esprit de personne dans une démocratie d’empêcher un condamné de crier à l’injustice.
L’ennui, c’est que les magistrats ainsi mis en cause, et derrière eux l’institution judiciaire, ne peuvent pas se défendre car il n’est pas d’usage pour un juge de commenter sa décision. Il y a donc bien ici inégalité des armes – médiatiques – entre un prévenu condamné qui critique la justice et des juges sommés de se taire. Dans ce dossier, seule la Société Générale pourrait à la rigueur s’exprimer et, en justifiant la décision qui va dans son sens, défendre par ricochet la justice. Pour des raisons qui la regardent et qui ne sont guère surprenantes, elle se tait. Nous n’avons donc ici que l’avis d’une partie. Très bruyant. Agitant les mécanismes émotionnels dont les principaux sont la haine de la finance, la méfiance à l’égard des institutions, et la sympathie naturelle que suscite l’homme seul contre le reste du monde. Ces sentiments ne sont pas absurdes, mais dieu qu’ils sont dangereux lorsqu’ils sont manipulés par des personnes qui ont intérêt à tout, sauf à faire appel au raisonnement et à l’objectivité. Il faut bien admettre qu’hier soir sur le plateau de Ruquier, les questions posées à Jérôme Kerviel et à son avocat étaient plutôt sensées et tentaient de rétablir une distance objective. Mais le format de l’émission penchait si fort dans le sens inverse que je doute qu’elles soient parvenues à mettre un bémol au discours servi par l’ex-trader. Par ailleurs, sur la compréhension générale du dossier, je ne suis pas sûre que le travail des chroniqueurs judiciaires suffise, malgré leur immense talent – je pense au Monde, au Figaro et à l’Obs – à contrebalancer l’idée force qui ressort de cette affaire complexe : la justice est folle de condamner un homme à 5 milliards de dommages intérêts, elle est aux ordres, elle protège le système et les banques. Evidemment, pour se forger sa propre opinion, on peut aussi lire les 105 pages de l’arrêt.
La science aussi impose le contradictoire
Que ce soit l’affaire des Tournantes ou celle de Kerviel, les deux dossiers ont jeté le même discrédit médiatique sur la justice. Si l’on songeait un instant à stopper la machine et à prendre la mesure des ravages que l’on occasionne dans l’esprit des citoyens français en leur donnant en permanence et à tort le sentiment que leur justice est au choix folle ou à la botte, on serait pris de vertige. Heureusement, un scandale chasse l’autre. Au suivant !
« La médiatisation de l’article de G.E. Séralini et son impact sur l’opinion ont été d’autant plus importants que ces travaux concernent la sécurité de notre alimentation, sujet auquel les Français sont très sensibles. Les médias télévisés ont largement repris des images chocs qui n’ont pu que frapper les téléspectateurs. Ils ont ainsi contribué à alimenter des peurs totalement irrationnelles dans la mesure où les résultats présentés n’ont aucune validité scientifique.
Pour limiter de telles dérives, les six Académies recommandent la création auprès du Président du Conseil supérieur de l’audiovisuel d’un « Haut comité de la science et de la technologie ». La mission de ce Haut comité serait d’attirer l’attention du Président du CSA sur la médiatisation de travaux scientifiques remettant en cause des savoirs partagés par la très grande majorité de la communauté scientifique internationale sans que les responsables de chaînes de télévision ou de radios se soient auparavant assurés de leur validité, alors que la diffusion de ce qui pourrait s’avérer par la suite comme « une fausse nouvelle » aura profondément et indûment influencé les Français, parfois de manière irréversible. Ce Comité qui dans le cas le plus fréquent ne pourrait fonctionner qu’a posteriori, devrait être très réactif dans la mesure où les problèmes qu’il aurait à analyser nécessitent souvent des réponses rapides ».
Cette déclaration a le mérite de soulever une excellente question sur le terrain de l’éthique. La réserve que j’émettrais c’est qu’il faut prendre garde, compte-tenu de l’importance des enjeux économiques attachés à ces dossiers, de ne pas instaurer une censure susceptible de protéger les firmes internationales – et l’ego des chercheurs en vogue- sous prétexte d’éviter les dérives médiatiques.
Que nous enseignent au fond ces affaires ? Que tout le monde aujourd’hui a compris le fonctionnement des médias et en joue. Leur goût du spectaculaire, leur obligation de travailler dans l’urgence, leur manque de moyens. Que vous soyez puissant ou misérable, vous pouvez désormais vous emparer d’un micro pour délivrer votre vérité. Quelque part c’est un progrès. Mais il a son revers : balloter le public au gré des émotions contradictoires, semer le trouble dans les esprits, engloutir la raison sous le sentiment. De fait, seuls les esprits les plus éclairés et les plus vigilants auront une chance d’exploiter toutes les ressources de cette nouvelle expression de l' »information » pour en sortir enrichis. Les autres ne seront que des cerveaux disponibles que la communication remplira de ses messages toxiques. A moins bien entendu que les médias ne s’interrogent sur le nouveau monde dans lequel ils évoluent et s’aperçoivent enfin qu’ils ne sont plus que des pions entre les mains de gens qui jouent de leurs travers…
(1) Il est reproché aux journalistes d’utiliser le terme de « tournantes » au lieu de viol collectif et de donner ainsi une image édulcorée de la réalité de ces horreurs. Après réflexion, je maintiens personnellement l’usage de ce terme qui me semble désigner un phénomène bien précis dont il me semble que tout le monde comprend à quoi il renvoie.
Mise à jour 29/10 à 18h13 : Laurent Ruquier a bien fait d’inviter Jérôme Kerviel et David Koubbi : 1,9 millions de téléspectateurs. Je défie quiconque de venir encore me dire que si les médias produisaient des choses intelligentes le public serait au rendez-vous.