En cette rentrée littéraire, tournons donc joyeusement le dos à l’actualité (les Angot, Nothomb et autres stars du moment s’en remettront) pour regarder du côté des anciens. Et tant pis si ce blog s’en trouve définitivement classé dans la catégorie « réactionnaire indécrottable » aux yeux des modernophiles.
Il est des auteurs dont on se demande ce qu’ils ont bien pu faire pour se retrouver dans un angle mort de l’édition. C’est le cas par exemple de Nikos Kazantzakis (1883-1957), un monument de la littérature grecque, hélas très peu réédité en langue française. Son nom ne vous dit peut-être rien et pourtant vous le connaissez. Trois de ses romans ont été adaptés au cinéma. Le Christ recrucifié, devenu sur grand écran Celui qui doit mourir (1957), Alexis Zorba, rebaptisé Zorba le grec (1964), et La dernière tentation, adapté par Martin Scorsese sous le titre La dernière tentation du Christ (1988). Difficile de résumer la pensée de cet auteur aux références éclectiques, tout à la fois docteur en droit, élève de Bergson, crétois jusqu’au fond de l’âme, poète, bouddhiste à ses heures, flirtant avec le communisme et fou amoureux du personnage du Christ. Cet esprit libre fut menacé d’excommunication par l’Eglise grecque, privé de prix Nobel en raison de son caractère insoumis et mis à l’index par le Vatican. Contrairement à nos iconoclastes de bazar actuels, il n’avait rien fait pour décrocher cette réputation sulfureuse. Elle lui était venue comme ça, sans doute parce qu’on pardonne rarement à ceux qui ont l’audace d’être eux-mêmes de nous confronter à nos propres démissions. Ecrivain, journaliste, homme politique, mais surtout aventurier de l’esprit, Kazantzakis a fait inscrire sur sa tombe : « Je n’espère rien. Je ne crains rien. Je suis libre ». Voilà qui sans doute résume l’esprit de son oeuvre mieux que toutes les savantes exégèses.
Dans Alexis Zorba, je suis tombée sur un passage qui m’a renvoyée à mes reflexions sur Internet et notre nouveau monde. C’est un roman initiatique qui raconte la rencontre entre le narrateur, un intellectuel asséché par son savoir, et Alexis Zorba, sorte de force de la nature nietzschéenne qui va l’entrainer dans un voyage à la source de la vie, par-delà le bien et le mal, mais surtout par-delà l’esprit. Installés dans un village crétois pour développer une entreprise qui s’avérera un échec, les deux hommes assistent impuissants à la lapidation d’une femme. Son seul crime est d’être une jolie veuve que se disputent les hommes. A travers le récit que fait le narrateur de sa réaction, je n’ai pu m’empêcher d’apercevoir une intéressante mise en garde contre l’excès de pensée, en particulier de la manière dont ce travers s’exprime à l’époque des écrans.
« Je m’allongeai sur mon lit, éteignis la lampe et me mis encore une fois, selon ma misérable et inhumaine habitude, à transposer la réalité, à lui retirer son sang, sa chair, ses os, à la réduire en idée abstraite, à la lier à des lois générales jusqu’à ce que j’arrive à l’affreuse conclusion que ce qui était arrivé était nécessaire. Bien plus, que c’était utile à l’harmonie universelle. J’en venais enfin à cet ultime et abominable consolation : qu’il était juste que ce qui était arrivé arrivât.
Le massacre de la veuve entra dans mon cerveau, cette ruche où depuis quelques années tout poison se muait en miel, et le bouleversa. Mais aussitôt ma philosophie s’empara de cet affreux avertissement, l’enveloppa d’images, d’artifices et le rendit inoffensif. Ainsi les abeilles enveloppent le bourdon affamé qui vient piller leur miel.
Au bout de quelques heures, la veuve reposait dans ma mémoire, calme, souriante, changée en symbole ».
Amis éditeurs, faites un effort, puisque la Grèce occupe la Une de l’actualité, rééditez Kazantzakis !
Les amoureux de Prévert trouveront sans doute une résonance entre ce texte et Fleurs et Couronnes, dont voici un extrait :
« Les hommes sont devenus ce qu’ils sont devenus
Des hommes intelligents…
Une fleur cancéreuse tubéreuse et méticuleuse à leur boutonnière
Ils se promènent en regardant par terre
Et ils pensent au ciel
Ils pensent… Ils pensent… ils n’arrêtent pas de penser…
Ils ne peuvent plus aimer les véritables fleurs vivantes
Ils aiment les fleurs fanées les fleurs séchées
Les immortelles et les pensées
Et ils marchent dans la boue des souvenirs dans la boue des regrets
Ils se traînent
A grand-peine
Dans les marécages du passé
Et ils traînent… ils traînent leurs chaînes
Et ils traînent les pieds au pas cadencé…
Ils avancent à grand-peine
Enlisés dans leurs champs-élysées
Et ils chantent à tue-tête la chanson mortuaire
Oui ils chantent
A tue-tête
Mais tout ce qui est mort dans leur tête
Pour rien au monde ils ne voudraient l’enlever
Parce que
Dans leur tête
Pousse la fleur sacrée
La sale maigre petite fleur
La fleur malade
La fleur aigre
La fleur toujours fanée
La fleur personnelle…
…La pensée… »
Quel rapport avec le journalisme, demanderont ceux qui se souviennent de l’objet de ce blog ? Il y a quelques temps, Gil Mihaely, directeur de Causeur, s’interrogeait sur l’utilité des reporters de guerre, pour conclure finalement qu’ils risquaient leur vie pour rien. Il appelait alors de ses voeux l’émergence d’un journalisme d’experts analysant sur leurs écrans les images envoyés par les populations concernées via leur smartphone. Nous en parlions ici. Il y a de fortes chances que nous en arrivions là en effet, car tout nous y pousse, à commencer par le manque de moyens. Est-ce souhaitable, c’est une autre histoire….