La Plume d'Aliocha

25/09/2012

La pensée, l’écran et très loin, la vie

En cette rentrée littéraire, tournons donc joyeusement le dos à l’actualité (les Angot, Nothomb et autres stars du moment s’en remettront) pour regarder du côté des anciens. Et tant pis si ce blog s’en trouve définitivement classé dans la catégorie « réactionnaire indécrottable »  aux yeux des modernophiles.

Il est des auteurs dont on se demande ce qu’ils ont bien pu faire pour se retrouver dans un angle mort de l’édition. C’est le cas par exemple de Nikos Kazantzakis (1883-1957), un  monument de la littérature grecque, hélas  très peu réédité en langue française. Son nom ne vous dit peut-être rien et pourtant vous le connaissez. Trois de ses romans ont été adaptés au cinéma. Le Christ recrucifié, devenu sur grand écran Celui qui doit mourir (1957), Alexis Zorba, rebaptisé Zorba le grec (1964), et La dernière tentation, adapté par Martin Scorsese sous le titre La dernière tentation du Christ (1988). Difficile de résumer la pensée de cet auteur aux références éclectiques, tout à la fois docteur en droit, élève de Bergson, crétois jusqu’au fond de l’âme, poète, bouddhiste à ses heures, flirtant avec le communisme et fou amoureux du personnage du Christ. Cet esprit libre fut menacé d’excommunication par l’Eglise grecque, privé de prix Nobel en raison de son caractère insoumis et mis à l’index par le Vatican. Contrairement à nos iconoclastes de bazar actuels, il n’avait rien fait pour décrocher cette réputation sulfureuse. Elle lui était venue comme ça, sans doute parce qu’on pardonne rarement à ceux qui ont l’audace d’être eux-mêmes de nous confronter à nos propres démissions. Ecrivain, journaliste, homme politique, mais surtout aventurier de l’esprit, Kazantzakis a fait inscrire sur sa tombe : « Je n’espère rien. Je ne crains rien. Je suis libre ». Voilà qui sans doute résume l’esprit de son oeuvre mieux que toutes les savantes exégèses.

Dans Alexis Zorba, je suis tombée sur un passage qui m’a renvoyée à mes reflexions sur Internet et notre nouveau monde.  C’est un roman initiatique qui raconte la rencontre entre le narrateur, un intellectuel asséché par son savoir, et Alexis Zorba, sorte de force de la nature nietzschéenne qui va l’entrainer dans un voyage à la source de la vie, par-delà le bien et le mal, mais surtout par-delà l’esprit.  Installés dans un village crétois pour développer une entreprise qui s’avérera un échec,  les deux hommes assistent impuissants à la lapidation d’une femme. Son seul crime est d’être une jolie veuve que se disputent les hommes. A travers le récit que fait le narrateur de sa réaction, je n’ai pu m’empêcher d’apercevoir une intéressante mise en garde contre l’excès de pensée, en particulier de la manière dont ce travers s’exprime à l’époque des écrans.

« Je m’allongeai sur mon lit, éteignis la lampe et me mis encore une fois, selon ma misérable et inhumaine habitude, à transposer la réalité, à lui retirer son sang, sa chair, ses os, à la réduire en idée abstraite, à la lier à des lois générales jusqu’à ce que j’arrive à l’affreuse conclusion que ce qui était arrivé était nécessaire. Bien plus, que c’était utile à l’harmonie universelle. J’en venais enfin à cet ultime et abominable consolation : qu’il était juste que ce qui était arrivé arrivât.

Le massacre de la veuve entra dans mon cerveau, cette ruche où depuis quelques années tout poison se muait en miel, et le bouleversa. Mais aussitôt ma philosophie s’empara de cet affreux avertissement, l’enveloppa d’images, d’artifices et le rendit inoffensif. Ainsi les abeilles enveloppent le bourdon affamé qui vient piller leur miel.

Au bout de quelques heures, la veuve reposait dans ma mémoire, calme, souriante, changée en symbole ».

Amis éditeurs, faites un effort, puisque la Grèce occupe la Une de l’actualité, rééditez Kazantzakis !

Les amoureux de Prévert trouveront sans doute une résonance entre ce texte et Fleurs et Couronnes, dont voici un extrait :

« Les hommes sont devenus ce qu’ils sont devenus
Des hommes intelligents…
Une fleur cancéreuse tubéreuse et méticuleuse à leur boutonnière
Ils se promènent en regardant par terre
Et ils pensent au ciel
Ils pensent… Ils pensent… ils n’arrêtent pas de penser…
Ils ne peuvent plus aimer les véritables fleurs vivantes
Ils aiment les fleurs fanées les fleurs séchées
Les immortelles et les pensées
Et ils marchent dans la boue des souvenirs dans la boue des regrets
Ils se traînent
A grand-peine
Dans les marécages du passé
Et ils traînent… ils traînent leurs chaînes
Et ils traînent les pieds au pas cadencé…
Ils avancent à grand-peine
Enlisés dans leurs champs-élysées
Et ils chantent à tue-tête la chanson mortuaire
Oui ils chantent
A tue-tête
Mais tout ce qui est mort dans leur tête
Pour rien au monde ils ne voudraient l’enlever
Parce que
Dans leur tête
Pousse la fleur sacrée
La sale maigre petite fleur
La fleur malade
La fleur aigre
La fleur toujours fanée
La fleur personnelle…
…La pensée… »

Quel rapport avec le journalisme, demanderont ceux qui se souviennent de l’objet de ce blog ? Il y a quelques temps, Gil Mihaely, directeur de Causeur, s’interrogeait sur l’utilité des reporters de guerre, pour conclure finalement qu’ils risquaient leur vie pour rien. Il appelait alors de ses voeux l’émergence d’un journalisme d’experts analysant sur leurs écrans les images envoyés par les populations concernées via leur smartphone. Nous en parlions ici. Il y a de fortes chances que nous en arrivions là en effet, car tout nous y pousse, à commencer par le manque de moyens. Est-ce souhaitable, c’est une autre histoire….

22/09/2012

Mais quel combat mène réellement Charlie Hebdo ?

Filed under: Débats,Droits et libertés — laplumedaliocha @ 13:13
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Comme chacun sait, la religion c’est l’opium du peuple. Il faut donc féliciter chaudement Charlie Hebdo qui a pris le risque de voir incendier ses locaux et bastonner ses dessinateurs pour expliquer aux musulmans de tous pays que, bon sang de bonsoir, le carré intello germano-pratin, canal trotskiste, c’est-à-dire la lumière du monde, le messie du Bien enfin triomphant, ne se laisserait pas voler sa liberté d’expression par une poignée d’énervés défendant des croyances ridiculement surannées. On applaudit à tout rompre, même si on se sent légèrement géné aux entournures. La sécurité intérieure s’inquiète, les Imams appellent au calme, et 47% de français songent, nous disent les sondages, qu’on aurait pu s’épargner ce bordel sans que la liberté d’expression disparaisse pour autant. Ce sont les centristes qui sont les plus réservés dans cette histoire. A l’inverse, les électeurs de Mélenchon et Le Pen applaudisssent. Tu m’étonnes ! Les deux ont pour objectif de faire péter le système. De fait, ce n’est pas la liberté d’expression qu’ils défendent, c’est la menace d’une explosion qu’ils encouragent sans le dire.

Mais revenons à nos caricatures. Fallait-il publier ou pas ? Polémique inutile, puisque c’est fait. La question qui m’intéresse c’est : à quel type de conflit assistons-nous réellement ? La liberté d’expression démocratique contre le fanatisme religieux, nous explique-t-on doctement. Ah ? J’ai plutôt le sentiment qu’il y a deux combats et non pas un seul. Celui qu’on vient d’évoquer, certes, mais aussi un autre, beaucoup plus discutable. Il suffit de lire les commentaires sous les différents articles consacrés au sujet, pour voir que c’est aussi une guerre de l’athéisme militant contre la religion tout court. Chez @si, un lecteur ne craint pas d’avancer que si les musulmans sont choqués par les caricatures, lui n’a de cesse d’être choqué par l’expression religieuse, à commencer par la messe sur France 2 le dimanche matin. Nous y voilà ! Evidemment, on ne saurait attribuer à Charlie la pensée d’un lecteur anonyme sur le web. Mais en même temps, on ne peut se défendre de penser que nous assistons ici à l’affrontement possible de deux fanatismes, le nôtre que nous observons forcément avec la bienveillance de notre lumineuse supériorité de pays des droits de l’homme face à l’obscurantisme des pays musulmans, et celui des fanatiques du camp d’en face, dont on connait la sinistre dangerosité. Au milieu, il y a l’immense majorité silencieuse, croyante ou pas, qui n’aspire qu’à vivre dans le calme et la bonne entente. J’entends bien que le calme nécessite parfois de prendre les armes pour le défendre, et que l’arme de papier  est  particulièrement civilisée au regard des bombes des autres. « Si vis pacem, para bellum », disaient les romains, autrement dit si tu veux la paix prépare la guerre. Prépare, pas déclenche…

Tiens, j’ai une idée pour Charlie. Pourquoi ne pas caricaturer, dans un prochain numéro, le nombre incalculable de crétins membres de la secte Apple qui ont passé des heures voire des jours à faire le pied de grue devant la boutique place de l’Opéra pour avoir le droit d’acheter la nouvelle idole du moment, j’ai nommé l’IPhone 5 ? Voilà une « religion », celle de la consommation techno new age qui fait bien plus de victimes que les anciennes religions révélées, n’apporte guère de réconfort, vide le portefeuille, suscite de démoniaques addictions, pourrit la planète, ne comprend aucun message de paix, tarifie tout ce qu’elle touche, cultive l’envie, le goût du lucre, entretient la guerre économique, et répand ses morts, j’entends par là les chômeurs, avec autant d’enthousiasme que les vieilles croyances défendaient la vie. Amis dessinateurs de Charlie, vous gagneriez sans doute à envisager l’hypothèse, je l’admets hérétique à vos yeux, que tout ce qui est moderne n’est pas forcément signe de progrès vers un avenir radieux, et inversement que les religions ne sont pas nécessairement stupides parce qu’elles sont anciennes.

21/09/2012

Corrida : le vieux monde résiste, mais pas pour longtemps

Filed under: Réflexions libres — laplumedaliocha @ 11:18
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Par la grâce du Conseil constitutionnel, la corrida a gagné ce matin le droit de continuer d’exister encore un peu en France, en tout cas là où elle se pratique depuis des siècles. Sans surprise, les anti-corridas ont dénoncé le lobbying du monde taurin. Un représentant de l’association Brigitte Bardot a précisé au passage que son combat, comme celui contre l’esclavage, serait long, c’est normal mais que la victoire était nécessairement au bout du chemin. Le lien entre l’esclavage et la corrida ne saute pas immédiatement aux yeux, mais ce n’est pas grave. Dans ce monde hypermédiatisé, le tout est d’associer dans un temps le plus bref possible deux mot-clefs, même s’ils n’ont rien à voir, pour peu qu’ils créent une connexion souhaitable dans le cerveau de l’auditeur distrait. Corrida = esclavage = mal absolu.

Bonne nouvelle, on a tué la mort !

Observons quand même que notre cher Conseil constitutionnel vient, au pays des droits de l’homme, de valider une pratique aussi scandaleuse que l’esclavage. Les sages de la rue Montpensier apprécieront. Notez, leur position s’explique sans doute par leur âge. C’est qu’il ne s’agit pas de perdreaux de l’année. Ils sont presque aussi vieux que la corrida, et donc ils maintiennent d’une main de fer les traditions de l’ancien monde, celui qui préexistait à la société hyperfestive dénoncée par Philippe Muray. Tandis que les anti-corridas sont les résistants de demain, les héros de ce monde nouveau construit à grandes pelletées de bons sentiments moisis et d’aspiration à un monde aseptisé où la souffrance et la mort n’auront plus leur place, parce qu’elles sont sales et moches. Le processus a déjà commencé. Il suffit pour s’en convaincre de fréquenter les crématoriums, ce que j’ai eu la tristesse de faire il y a 10 jours. Des chaises en plastique, une machine à boisson pour les familles, de fausses plantes vertes poussiéreuses, une petite musique d’ascenseur et, quelque part dans les entrailles de l’établissement, l’invisible machine à réduire la mort en cendres. Fascinante expérience que celle de la mort administrative et industrialisée. Le charmant local était si anodin qu’il aurait pu servir à n’importe quoi d’autre. « Songez donc, il faut que le bâtiment convienne à tout le monde, hier nous avons eu une cérémonie bouddhiste » me confiait le gestionnaire de la chose pour expliquer la décoration et notamment l’absence de toute référence religieuse. Sans doute. Mais j’ai personnellement été frappée par l’incroyable barbarie de ce lieu situé aux confins de nulle part, là où la séparation entre la vie et la mort ayant été gommée, il ne restait plus de place pour le chagrin, mais seulement un désespoir infini. Et j’ai songé : bon sang, ils ont même tué la mort !

L’avenir radieux des navets

Que les anti-corridas se rassurent, leur victoire sera certainement plus rapide qu’ils ne l’espèrent eux-mêmes. Car au fond, ils ont raison. L’an dernier, je suis retournée à la féria. C’était à Nîmes et cela faisait presque 20 ans que je n’avais pas revu de corrida. A peine arrachée à mes tracas parisiens, je me suis retrouvée sur un banc de pierre, dans un soleil aveuglant. La poussière, l’odeur des toros et des chevaux, la musique, la foule, la peur pour le torero, puis le soulagement, les applaudissements, les costumes d’or et le sang, tout ceci m’a tourné la tête. J’ai pu mesurer alors à quel point mes journées planquées derrière un écran d’ordinateur avaient pu me transformer en navet, en mouton docile et insensibilisé, bref, en ectoplasme post-moderne hyperfestif. Le déferlement soudain de la vie, torrentielle, odorante, multicolore, puis le surgissement du sang et de la mort ont bien failli me faire tourner de l’oeil. Je m’étais virtualisée, le processus n’était peut-être pas irrémédiable, mais il risquait bien d’être long à inverser. J’ai compris alors que la disparition de la corrida était inéluctable. Et que Muray avait raison d’annoncer le triomphe de l’Empire du Bien, c’est-à-dire au fond la mort de l’homme. Ectoplasmes, mes frères, je vous salue. Allons ensemble à Paris Plage, gavons nous de techno dans des rave party, pianotons avec fièvre sur notre IPhone5, et soignons notre désespoir de vivre dans une société débarrassée de l’amour, de la peur, de la joie, du rire, de la souffrance et de la mort à grands coups d’anti-dépresseurs, d’alcool, de substances illicites et de spiritualités de bazar. Et quand la dernière heure aura sonné, songeons avec confiance qu’il y aura peut-être deux ou trois personnes qui attendront sur une chaise en plastique, un gobelet fumant de mauvais café à la main, que nous ayons laissé la place à d’autres navets hallucinés. Ni fleurs ni couronnes.

20/09/2012

Vite, au kiosque !

Filed under: Coup de chapeau !,questions d'avenir — laplumedaliocha @ 22:06
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« Un nouveau média n’a jamais tué ceux qui le précédaient, Internet ne signe pas la mort de la presse papier, il oblige juste les éditeurs à repenser leur métier ». C’est à cette observation d’une grande patronne de presse  que je songeais en feuilletant le nouveau numéro de Polka, le magazine de photojournalisme créé par Alain Genestar à la suite de son éviction de Match (1). Le papier a de l’avenir, pour peu qu’une équipe de professionnels s’attache à élaborer un beau magazine intelligent, qui apporte un plus par rapport à la toile, plutôt que de vouloir bêtement rivaliser avec elle. Il me semble que c’est le pari réussi de Polka (et d’autres comme XXI.  Des saumons qui remontent le courant !).

Bimestriel, le magazine s’appuie sur un site Internet mais aussi une galerie d’exposition, située dans le troisième arrondissement de Paris, où les photos qu’il publie sont proposées à la vente. Pour fêter son cinquième anniversaire, Polka propose désormais une version IPad. Dans le numéro 19 daté d’octobre 2012 (en kiosque actuellement), deux reportages sont particulièrement marquants. Le premier aborde la crise à travers le portrait de familles françaises, grecques et espagnoles. On y découvre ainsi une dynastie de toreros confrontée à l’effondrement d’une activité, la corrida, qui a longtemps constituée en Espagne un formidable ascenseur social….L’autre reportage, intitulé Oubliés de l’humanité raconte la situation tragique des malades mentaux en Afrique Subsaharienne. Outre les photos remarquables de Robin Hammond qui évoquent l’enfer quotidien de ces patients parqués et attachés comme des animaux, on apprend par exemple au fil du récit qu’en Somalie un tiers de la population souffre de troubles mentaux. C’est la conséquence d’une génération qui n’a connu que la guerre et la famine…

Qu’on se rassure, comme il le faisait à Match, Alain Genestar sait voir les horreurs mais aussi les beautés du monde. On trouve donc dans ce numéro d’autres sujets plus légers, sur la mode et New-York par exemple. Si j’évoque les plus durs, c’est que je salue le fait que ce magazine publie des reportages que d’autres à sa place jugeraient invendables. Alain Genestar n’a jamais accepté de pleurer sur la mort du métier.

Toujours au chapitre du photoreportage, je signale la sortie du dernier album de Reporters Sans Frontières. C’est le photographe américain Steve McCurry, auteur de la légendaire photographie d’une jeune fille afghane dans un camp de réfugiés de Peshawar en 1984, qui offre cette fois-ci 100  photos pour soutenir l’action de RSF. L’album est entièrement consacré au travail du journaliste en Afghanistan, un pays qu’il a découvert en 1980 et qu’il ne cesse de sillonner depuis. Ce numéro intéressera à la fois les passionnés de photo et les amoureux de l’Afghanistan. Au fil des images, on comprend bien des choses sur la situation de ce pays, sa rudesse, son peuple indomptable, ses souffrances et sa grâce. Il m’arrive parfois de me demander si nous avons autant de choses que nous le pensons à leur apporter ou si, par hasard, ce ne serait pas plutôt le contraire…

(1) Au sujet de l’éviction d’Alain Genestar – consécutive à sa décision de publier la photo de Cécilia Sarkozy avec Richard Attias en 2005 – je recommande son livre, L’Expulsion, sorti chez Grasset en 2008. Rien n’est plus périssable qu’un livre d’actualité écrit par un journaliste, mais il arrive parfois que certains sortent de l’éphémère par la profondeur de leur réflexion. Celui-ci en fait partie car ce qu’il décrit des pressions s’exerçant sur le métier continue malheureusement d’être à l’ordre du jour. J’ajoute qu’Alain Genestar a une très belle plume, pleine de retenue et d’élégance. Pour les internautes rebelles au papier, @si a consacré une émission au journaliste en 2008, c’est ici (abonnés).

19/09/2012

Hugues Serraf, casseur de com’

Hugues Serraf, glouleyant auteur du blog Commentaires et vaticinations et journaliste dans la vraie vie, vient de nous donner une leçon de journalisme contemporain. C’est tellement bon qu’on l’embrasserait ! D’ailleurs, et hop, Hugues je t’embrasse (oui, on se connait un peu, je le précise car je sais les lecteurs de ce blog avides de transparence, à juste titre).

Intrigué par l’annonce selon laquelle Arnaud Montebourg, ministre du redressement productif, aurait déjà sauvé 91 entreprises de la noyade, soit 11 250 emplois, Hugues Serraf décide d’appeler Bercy pour en savoir plus. Hélas, voilà bien longtemps que les journalistes n’ont plus accès aux ministres, ni même à leurs chefs de cabinet ou à leurs collaborateurs en charge des dossiers techniques. Non, depuis quelques années, c’est la com’ qui est devenue sans complexe l’interlocutrice privilégiée et souvent exclusive de la presse. Je vous en parlais en ce qui concerne la Chancellerie ici. C’est ainsi qu’Hugues se retrouve à discuter joyeusement avec la responsable de communication du ministre. Et notre reporter de lui demander des précisions sur ces fameuses 91 entreprises plutôt que de s’en tenir, comme c’est devenu malheureusement l’usage, à annoncer la bonne nouvelle aux lecteurs sans plus de vérifications. Honte sur lui ! Depuis quand les journalistes doutent-ils de la parole des communicants, non mais des fois ?! La conversation tourne rapidement au vinaigre, de sorte que mon confrère – qualifié de goguenard harceleur par la dame – raccroche sans avoir obtenu les précisions qu’il souhaitait, et en particulier la liste des entreprises concernées qui aurait pu lui permettre de comprendre ce qu’il en était exactement. Jusque là, rien que de très classique.

La nouveauté, c’est qu’au lieu de signer un papier creux répétant bêtement les maigres informations glanées auprès de la communicante du ministère, notre envoyé spécial sur les roses a préféré retranscrire la conversation. C’est ici et c’est savoureux. Inutile de vous préciser, amis lecteurs, que ce genre de choses n’entre pas dans les moeurs journalistiques françaises, vous l’aurez deviné puisque vous n’avez pas du lire beaucoup d’articles de ce type dans vos journaux. Et pourtant croyez-moi, de la langue de bois, on nous en sert à tous les repas.

A la lecture du papier sur Slate, ni une, ni deux : la dame rappelle et propose à Hugues Serraf de consulter la fameuse liste des 91 entreprises sauvées, lui offrant au passage une occasion en or de récidiver en écrivant le récit de ce deuxième entretien avec la communication du ministère.

Je vous laisse déguster la chose, c’est .

Un grand coup de chapeau à Hugues Serraf. Il a deux mérites dans cette histoire. Le premier, c’est d’avoir refusé de croire le ministère sur parole et voulu vérifier de quoi on parlait concrètement. Le deuxième est d’avoir eu l’audace de relater le déroulement de l’affaire, au lieu de bricoler un mauvais article. Belle leçon de journalisme, c’est-à-dire de résistance au bourrage de crâne du marketing politique ! J’espère que nous serons de plus en plus nombreux à imiter son exemple, car il est grand temps que la communication cesse de nous prendre pour des imbéciles, nous amenant par ricochet à traiter nos lecteurs comme des crétins. Mon petit doigt me dit que c’est là précisément que se situe l’amorce d’une réconciliation entre la presse et le public. Ah, j’oubliais : la dame reproche à mon confrère d’avoir violé le « off ». Mais le « off » de quoi exactement ? Que lui a-t-elle dit de si sensible et confidentiel qu’il aurait été de l’intérêt supérieur de je-ne-sais-trop-quoi de se taire ? Elle seule le sait.

13/09/2012

Ethique en toc

Filed under: Débats,Droits et libertés — laplumedaliocha @ 22:28
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Tandis que Vincent Peillon souhaite inscrire la morale laïque au programme scolaire – ce qui amuse mon ami Philarête  – le gouvernement s’embourbe dans le dossier Pulvar-Montebourg- Pigasse, faute précisément d’avoir appliqué les principes de base de l’éthique.

Pour les distraits, je rappelle le contexte. Les Inrocks ont embauché Audrey Pulvar, compagne du ministre du redressement productif Arnaud Montebourg, au mois de juillet dernier en qualité de directrice de la rédaction (le plus haut poste dans un journal). Tout récemment, la banque Lazard, dirigée par Matthieu Pigasse, (également patron des Inrocks ainsi qu’actionnaire du Monde et du Huffington Post), a obtenu de Bercy un marché public : c’est à elle que revient le soin d’orchestrer le montage de la Banque publique d’investissement destinée à financer les PME. Et hop ! Des esprits chagrins ont tout de suite imaginé que l’obtention de ce marché était la contrepartie de l’embauche d’Audrey Pulvar. Un renvoi d’ascenseur en quelque sorte. Le communiqué de presse (Source Bakchich via l’excellent dossier d’ @si) évoque une décision commune de Pierre Moscovici et d’Arnaud Montebourg. Mediapart, qui défend l’actuel gouvernement avec autant d’empressement et de naïveté qu’il enfonçait le précédent, avance que Montebourg aurait été en réalité écarté par Moscovici, dont il contesterait d’ailleurs la décision. On est tenté de dire : peu importe le soupçon est là, et c’est grave.

Lors de la nomination d’Audrey Pulvar à la tête des Inrocks quelques journalistes avaient discrètement protesté, mais leurs inquiétudes déontologiques s’étaient retrouvées englouties sous le flot habituel d’arguments féministes fumeux scandés par des esprits aussi généreux que légers  : non, une femme ne pense pas forcément comme son homme, non elle ne doit pas lui sacrifier sa carrière, oui Audrey Pulvar est indépendante, par principe et jusqu’à preuve du contraire. En réalité, cela posait bel et bien un problème  : la compagne d’un homme de pouvoir à la tête d’un organe du contre-pouvoir, ça fait désordre. Objectivement. Inutile de polémiquer sur la capacité ou non d’Audrey Pulvar à s’émanciper de son homme. Cette seule question est une insulte à son endroit, même quand on pense bien faire en y répondant par l’affirmative avec conviction. Bien sûr qu’elle est présumée professionnelle et indépendante, le sujet n’est pas là. Le sujet c’est que sa position est objectivement intenable car source potentielle de conflits d’intérêts et donc de soupçon. Dans ce genre de situation, les professions plus disciplinées que la nôtre sur le terrain déontologique (mais pas forcément meilleures) ont une solution fort simple : l’abstention. En cas de risque de conflit d’intérêts, on refuse d’accomplir la mission, d’occuper le poste, de réaliser l’action qui pose un problème d’apparence d’indépendance. Pour éviter précisément ce qui est en train de se produire. On redoutait une influence gouvernementale sur la ligne éditoriale du journal, le problème a surgi ailleurs, ce qui illustre au passage le nombre d’ennuis auxquels on s’expose quand on refuse d’appliquer la solution dictée par l’éthique.

Bien sûr, l’apparence d’indépendance n’est pas une garantie absolue, mais c’est ce qu’on a trouvé de mieux pour éviter de s’embarquer dans des spéculations hasardeuses sur l’indépendance profonde de chacun.

On observera au passage que c’est un fort mauvais exemple à présenter aux futurs élèves des cours de morale laïque annoncés par Vincent Peillon. Les gamins auront beau jeu de citer le comportement pour le moins léger des politiques afin de mettre leurs enseignants dans l’embarras (ah les sacripants !). C’est le plus vieux réflexe du monde que d’invoquer, pour s’affranchir d’une règle, l’excuse du voisin transgresseur. Alors quand en plus le mauvais sujet appartient à l’élite, celle-là même qui est censée donner l’exemple, l’argument prend une force toute particulière. Bonne chance aux futurs enseignants de morale laïque !

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