Ainsi donc, la question se poserait de savoir s’il convient de respecter l’interdiction de publier des estimations de vote dimanche avant 20 heures, autrement dit, en clair, d’annoncer les résultats avant la fermeture des bureaux de vote. Eolas rappelle les termes de la loi, je vous y renvoie. Ah ! Mais ma bonne dame, c’est qu’avec Internet et surtout les médias sociaux, cette interdiction est obsolète ! De fait, Libération menace d’enfreindre la loi, de même que quelques blogueurs rebelles et masqués, comme il se doit. Sur les réseaux sociaux, j’écris ton nom Liberté ! Evidemment, la cause est sésuisante. Que pèse la loi, cette chose rigide et poussiéreuse conçue il y a fort longtemps par des gens qui n’avaient même pas de compte Twitter (songez donc !), contre le désir de l’enfreindre, justifié autant qu’encouragé par les nouvelles technologies et la mondialisation. De toute façon, l’information sera disponible partout ailleurs qu’en France, alors pourquoi respecter nos textes ? L’argument est si fort qu’il est évoqué par Nicolas Sarkozy lui-même, c’est dire ! Aux yeux de certains, il y aurait intérêt.
Et la séparation des pouvoirs ?
En réalité, ce débat est parfaitement absurde. Tant que la loi est en vigueur, elle doit être respectée (oui, je sais, c’est violent ce que je dis, mais c’est malheureusement juste). Si discussion il doit y avoir, ce n’est pas sur le point de savoir s’il faut s’y tenir après-demain, mais s’il convient de la modifier un jour. Mais, me direz-vous, le blanc-seing de Nicolas Sarkozy ne vaudrait-il pas, par hasard, exonération de responsabilité ? Hélas, l’actuel président de la République appartient à l’exécutif. Il n’a pas en principe à interférer avec le législatif et moins encore avec le judiciaire. On appelle ça la séparation des pouvoirs et il se trouve que c’est un principe essentiel de la démocratie depuis qu’un certain Montesquieu, qui n’avait pas non plus de compte Twitter, en a vanté les mérites. Sa déclaration est donc sans effet. Accessoirement, elle est fort mal venue. On retrouve bien là le transgresseur qui a tant irrité tout au long de son mandat, de l’épisode du Fouquet’s à celui du « casse toi pov’con », en passant par les multiples déclarations intempestives sur des dossiers judiciaires en cours. Sauf que pour une fois, la transgression en question fait plutôt plaisir aux anarchistes de tout poil et aux journalistes, y compris à ses plus violents détracteurs, qui voient un intérêt à obtenir l’appui du Chef de l’Etat sur une question qui leur tient à coeur. Qui aurait imaginé qu’Internet parviendrait à réconcilier, ne serait-ce que provisoirement, Libération et Nicolas Sarkozy ?
Sur les journalistes précisément, tout le monde aura compris que le souci est avant tout économique. Il y a un coup à faire et surtout, un coup à parer, celui de l’avance des réseaux sociaux sur les médias, traditionnels ou pas. Se faire griller sur Twitter par Loulou, twittos du fin fond de la Creuse, ça ferait mauvais effet. De même qu’assister impuissant à la diffusion des informations tant attendues par nos confrères belges. Plus profondément, on ne saurait exclure l’hypothèse d’une tentation d’influence. Quant aux blogueurs qui ont annoncé qu’ils publieraient les résultats à l’avance via un site installé en Nouvelle-Zélande pour échapper aux foudres de la loi française, on peut les trouver très sympathiques, il n’en demeure pas moins que ce sont des pirates. Et qu’ils ne crachent sans soute pas sur le attraits du buzz (pas taper, gentils hackers !).
Préserver l’intégrité du scrutin
Comme l’a expliqué Mattias Guyomar, secrétaire général de la commission des sondages sur le plateau d’@si ce soir, la loi vise à préserver l’intégrité du scrutin en évitant la diffusion de fausses informations et les tentatives de manipulation. Il me semble qu’elle n’a jamais été aussi pertinente qu’en ce moment, compte-tenu des formidables potentialités d’intoxication que recèle le web. Il ne serait donc pas inutile, au lieu de partir bille en tête sur Internet, la mondialisation et le désir fou d’avoir la liberté de twitter les résultats un peu avant leur annonce officielle, de faire l’effort de mettre en balance ces petits plaisirs futiles avec les intérêts que l’on tente de protéger. Au fond, le seul argument qui serait un tant soit peu recevable, serait celui qui consisterait à dire que si les informations circulent librement, alors autant autoriser les professionnels de l’information à s’exprimer pour couper court à toute forme d’intoxication. C’est sans doute une bonne raison de changer la loi, non pas de l’enfreindre.
Toute infraction sera poursuivie
La commission des sondages a prévenu qu’elle frapperait (communiqué) mais, fort habilement, elle a tenté d’endiguer le risque à la source en responsabilisant les instituts de sondage pour que les informations ne fuitent pas. S’il advenait néanmoins que ce soit le cas, médias professionnels et internautes seraient logés à la même enseigne et passibles de poursuites en cas d’infraction. Outre l’amende pas tout à faite indolore de 75 000 euros, le non-respect de la loi peut aussi entrainer l’annulation du scrutin. Rien que ça ! Et c’est bien ce qu’avait tenté de faire Bruno Gaccio des Guignols, comme le rappelle l’émission d’@si, en annonçant en avance le résultat du premier tour de 2002 : Chirac/Le Pen. A chacun de méditer sur cet exemple…même si l’hypothèse d’une annulation effective demeure purement théorique, semble-t-il. Quand la plupart des français s’indignent à l’idée que les médias puissent prétendre leur dicter leur vote, que dire d’un amuseur public qui se permet de mettre en péril un scrutin dont le résultat ne lui convient pas ? Je sais, il s’agit de Le Pen, et contre l’extrême-droite, tous les coups sont permis. Mais demain ? Quel excentrique se permettra de juger de ce qui est bon ou pas pour le peuple français ?
Il y a un dernier argument, défendu notamment par Elisabeth Levy, auquel je me rallie. Qu’on ne nous prive pas de la cérémonie du dimanche soir 20 heures, quand se dessine sur l’écran le visage des vainqueurs ! Hélas, ce grand moment de communion collective, je le sais, est amené à disparaître. Parce que lui, précisément, est devenu obsolète à l’heure d’Internet. Il relève de la culture, du plaisir, toutes choses qui sont amenées à changer sous la poussée de nouvelles habitudes et de nouvelles sources de distraction. La loi en revanche ne disparait pas parce que trois journalistes et deux pirates ont décidé qu’elle était dépassée. Quand les transgresseurs cessent de se considérer comme tels et commencent à penser qu’ils sont du côté du droit, en particulier pour des raisons aussi discutables que celles avancées et alors que l’importance des enjeux n’est pas de leur côté, il y a danger. Qu’ils obtiennent en plus le soutien affiché d’un président candidat qui cherche à passer pour un moderne et à s’attirer in extremis la sympathie de la toile est proprement affligeant.