Il faut avoir le talent de Philippe Bilger pour raconter sa première expérience du métro sans susciter immédiatement le ricanement du lecteur condamné à l’emprunter régulièrement face à la surprise du néophyte issu de l’élite. Le magistrat a bien aperçu les pièges de l’exercice auquel il se livrait et avancé l’alibi de son habitude du bus pour effacer le sourire moqueur au stade de l’esquisse. La ficelle est évidente, mais elle ne manque pas de finesse. Je gage en outre que personne ne viendra le contredire sur la description de cette « morosité crépusculaire » – comme c’est joli ! – qui caractérise le métro parisien. C’est vrai que dans le métro on est anonyme, c’est vrai aussi qu’on s’y cotoie sans vraiment se supporter, vrai que la politesse n’y est pas forcément de mise, en tout cas pas celle des dîners mondains. Vrai encore que le SDF hurlant son histoire par-dessus le fracas de la rame pour tenter de faire frissonner les âmes et déclencher le don a de quoi indisposer, moins par son caractère intempestif que par sa capacité à nous confronter à nous-mêmes, aux limites de notre empathie et de notre générosité. Ah ! Le traitre. Comme on lui en veut de nous obliger à faire semblant de l’ignorer. Le métro est déjà bien assez désagréable comme ça et nos journées épuisantes, pour ne pas en plus être obligé d’assumer le regard lourd de reproche de celui, plus malheureux que nous, à qui l’on ne donne pas. Même si au fond, il quêtait autant le sourire que la pièce ou le ticket restaurant…
En réalité, il faut être raisonnablement heureux pour s’irriter du métro. Ayant hérité d’une nature que j’aurais aimée plus tiède, je suis capable de joies fulgurantes et de tristesses insondables. Et c’est lors d’une de ces phases de profond désespoir que j’ai découvert la grâce du métro. C’était il y a 23 ans. Toute jeune étudiante à Assas, je venais de vivre mon premier chagrin d’amour. Et j’arrivai sanglotante sur le quai de la station Notre-Dame-des-Champs, quand un jeune SDF s’approcha de moi : « vous n’allez pas bien mademoiselle ? ». Ô misère ! A cette époque, le métro me terrorisait. Et j’étais là, en larmes, affreusement vulnérable, face à un homme qui, il faut bien l’avouer, me faisait peur. Je ne répondis pas. Quand la rame surgit, je montai dans le wagon et m’assit sur un strapontin. Le jeune homme m’avait suivie. « Mesdames et Messieurs, j’allais vous demander de l’argent, mais je m’aperçois à cet instant précis qu’il y a dans ce wagon une personne plus malheureuse que moi. Alors je ne vous demanderai qu’une chose, si quelqu’un va dans le même quartier que cette jeune fille, qu’il prenne soin d’elle ». La femme assise à côté de moi me demanda où j’allais et je lui répondis en bredouillant car la confusion d’être au centre de tous les regards s’ajoutait à ma tristesse. L’homme est descendu à la station suivante après s’être assuré que l’on s’occupait de moi (1). Je ne l’ai jamais oublié et il m’arrive encore aujourd’hui de me demander si, à sa place, j’aurais été capable d’un tel geste…
Depuis lors, j’ai vécu comme tout le monde quelques frayeurs, beaucoup de retards, de grèves, de wagons bondés et surchauffés, d’attentes infinies dans les tunnels, de crises de claustrophobie et de voyages fastidieux. Mais il me revient aussi en mémoire quelques jolis gestes de solidarité, des éclats de rire, des moments de tendresse et même des émotions collectives suscitées par un musicien de talent. Comme ces chanteurs australiens fabuleux qui, l’espace de quelques stations sur la ligne 1, suscitèrent une telle ambiance que certains voyageurs se mirent à danser tandis que les autres échangeaient des sourires radieux. Ou bien cet étudiant aussi ivre que joyeux qui invitait les passagers un soir à se déshabiller en brandissant une bouteille de champagne à moitié vide. Il devait se plaindre que personne n’obéissait car un de ses camarades lui lança : « comprends-les, ils sortent du bureau, ils sont crevés et d’un seul coup y a un type qui fait l’hélicoptère dans le wagon en leur demandant de se foutre à poil ». J’en ris encore.
Et puis un jour, il n’y a pas si longtemps, je me suis retrouvée de nouveau dans un état de détresse. J’avais froid au coeur et j’ai ressenti un étrange réconfort en descendant dans le métro. Les lumières, la foule, l’agitation m’ont réchauffée. Voyez-vous Monsieur Bilger, pour comprendre ce que le métro peut avoir au fond de réjouissant, il faut avoir connu des chagrins insondables. Alors vous saisissez pourquoi les exclus vont s’y réfugier et vous apprenez à leur sourire. Non pas du haut de votre bonheur, mais dans la complicité. C’est à ce moment-là seulement que vous effleurez le sens du joli mot « fraternité ». Mais comme je ne vous souhaite pas d’être triste, et moins encore d’être affligé d’une âme russe, je me contenterai de vous dire : ne vous crispez pas, regardez autour de vous, si vous êtes attentif, vous découvrirez des raisons de sourire, de vous émouvoir ou de rêver dans le métro. Et vous finirez par l’aimer…
(1) Cet inconnu m’a infiniment touchée et beaucoup appris sur la solidarité entre êtres humains. Ce billet lui est dédié.