C’est étrange comme on peut se tromper. J’ai longtemps cru qu’Albert Londres (1884-1932) était journaliste, écrivain, bref, homme de lettres. En réalité, il n’écrit pas Albert Londres, il cogne. C’est un boxeur. Les éditions Arléa ont eu la bonne idée de réunir ses oeuvres complètes en un seul volume de 900 pages. Oh, ce n’est pas nouveau, mon édition date de 2007, mais rien ne nous oblige, n’est-ce pas, à céder à la tyrannie marketing de la rentrée littéraire ? On y trouve son reportage sur le bagne de Cayenne qui lui valut une renommée nationale et plein d’autres trésors que je vous laisse découvrir.
Je m’en suis saisie un jour à La Hune, au sortir d’un déjeuner. Je l’avais ouvert en plein milieu, c’est souvent ainsi que j’achète un livre, sur une phrase, saisie au vol, petite musique de la pensée qui s’accorde, ou pas, avec mon humeur du moment. Et nous nous étions accordés, par une sorte de miracle. Car Albert Londres est à l’opposé du genre d’écriture qui me séduit. J’ai grandi en dévorant Balzac. J’aime ce musicien hors pair, cet artiste dont les phrases dansent sur un rythme de valse, d’une délicatesse ciselée, tantôt lyriques, tantôt désespérées, oscillant perpétuellement entre ce qui est et ce qui devrait être. L’émotion à l’état pur, la sensibilité à fleur d’écriture.
Albert Londres est à l’opposé de cela. Il colle aux faits, qu’il décrit avec un style sec, dépouillé à l’extrême. Ce qui m’a rappelé une vieille blague d’un grand Monsieur de la presse : « une phrase, c’est sujet-verbe-complément, pour l’adjectif, demander l’autorisation au rédacteur en chef ». On ne peut imaginer écriture plus journalistique, au sens noble du terme, que celle d’Albert Londres. Il balance à la figure du lecteur une réalité esquissée en quelques mots, tel un dessinateur de génie croquant une scène sur un coin de nape en fin de repas. Et c’est là que s’opère le miracle, précisément dans cette distance souvent teintée d’ironie, tantôt à l’égard du sujet, tantôt à l’égard du lecteur, dans cette économie, presque cette avarice de mots. Au fil des pages, on finit par deviner la sensibilité que dissimule cette apparente brusquerie.
Tenez par exemple, le journaliste visite l’ile des lépreux à Cayenne. Il décrit à sa manière inimitable les visages et les corps dévorés par la maladie, les plaintes des bagnards, les propos rassurants du médecin. Jusqu’à ce qu’on l’emmène voir « le lépreux légendaire à la cagoule » :
« Il ne nous restait qu’une maison à visiter.
Quelque chose, tête recouverte d’un voile blanc, mains retournées et posées sur les genoux, était sur le lit dans la position d’un homme assis.
C’était le lépreux légendaire à la cagoule.
– C’est un arabe ? demande le Pasteur.
– Oh ! non ! fait une voix angélique qui sort de derrière le voile, je suis de Lille.
La photographie d’une femme élégante était posée sur sa table.
– Eh bien ça va mieux ?
Ses doigts étaient comme des cierges qui ont coulé.
– Lève ton voile un peu mon ami, que je regarde.
Il le releva tout doucement, avec le dos de ses mains. Ses yeux n’étaient plus que deux pétales roses. Nous ne dirons pas davantage, vous permettez ?
Nous reprîmes la barque. Chacun de notre côté, nous chantonnions. Nous chantonnions à la manière des gens qui sifflent, parce qu’ils ont peur. Sur la rive, un homme attendait, assis sur l’herbe.
– Qu’est-ce que tu fais là, toi ?
On voyait une petite tache rose sur son front.
– Je suis le nouveau ! dit-il.
Et montrant l’îlet :
– J’y vais. »
Ainsi s’achève le chapitre.
Comme il était tentant de jouer la surenchère, de vouloir transmettre l’émotion avec force adjectifs. C’est précisément en faisant le contraire qu’Albert Londres touche au coeur. C’est l’apanage des très grands. Sur la question cruciale de savoir s’il vaut mieux montrer ou suggérer, cela m’a rappelé deux autres exemples. Le film Amen de Costa-Gavras, dont j’ai toujours pensé que la puissance résidait précisément dans la pudeur. Aucune scène sur les camps de concentration, juste des trains – plus précisément des wagons à bestiaux – aux portes fermées pour symboliser ceux qu’on emmène, et des trains dans l’autre sens, au portes ouvertes. Cela m’a rappelé aussi un article que j’avais lu dans Le Monde il y a fort longtemps et jamais oublié. Il racontait le Rwanda, sur une pleine page. Le journaliste ne décrivait pas les horreurs qu’il avait vues ou que certainement on lui avait racontées. Ce qui m’avait surpris. En fait, dans ce long article dont j’ai oublié la teneur, il n’y avait qu’une scène évoquant les massacres. L’histoire d’une femme contrainte par des hommes armés d’enterrer son fils vivant. Cela tenait en une ligne, à peu près comme je vous le raconte. Et l’enfant demandait à sa mère : « dis maman, pourquoi tu joues à me lancer du sable sur la tête ? ». Le plus étonnant, c’est que cette phrase, je ne l’ai pas notée ni apprise, pourtant elle est restée là, gravée à jamais et j’en ai encore la chair de poule rien que de l’écrire.
Voyez-vous, le plus difficile dans le métier de journaliste de presse écrite, c’est de choisir l’information qui a le plus de sens, ce n’est pas forcément la plus spectaculaire, puis de trouver les mots pour la raconter, ce sont parfois les plus simples, les plus usés, les plus ordinaires.
On pourrait penser que les reportages d’Albert Londres, qui datent du début du siècle, parlent d’un monde qui n’existe plus. En réalité, sa description du bagne soulève très exactement les mêmes questions que celles qu’on se pose aujourd’hui sur la prison. Et pour avoir survolé, en attendant de le lire, son enquête intitulée « Chez les fous », je pense qu’il évoque des interrogations auxquelles nous n’avons toujours pas trouvé de réponse… Albert Londres disait, à propos du journalisme : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie ». Rien d’étonnant qu’il soit éternel.
Bonne lecture !
Mise à jour 29/09 : Bravo au Monde d’avoir publié ses grands reportages en 2009 sous la forme d’un livre (« Les grands reportages 1944-2009 », Editions Les Arènes). J’y ai retrouvé l’extrait de l’article que je vous citais de tête (p.365 pour ceux qui ont l’ouvrage). L’enquête, intitulée « Les âmes mortes du Rwanda » est signée Rémy Ourdan et a été publiée en mars 1998. Le journaliste cite les propos d’un psychiatre de World Vision. Voici le texte exact : « Je vois une autre femme qui avait déguisé son garçon en fille pour tenter de le sauver. Les miliciens ont découvert la supercherie et, pour la punir, l’ont forcé à enterrer son enfant vivant. Elle est hantée par ses dernières paroles : « Maman, arrête de jouer, arrête de me lancer de la terre sur le visage, maman, arrête de jouer… »« . Et le psychiatre de prévenir « Si rien n’est entrepris, ce pays sera un vaste hôpital psychiatrique dans dix à vint ans. Les enfants du génocide seront des adultes traumatisés et asociaux ».
« Ses yeux n’étaient plus que deux pétales roses. Nous ne dirons pas davantage, vous permettez ? »
Aaah, je retrouve dans cette dernière phrase la même exigence qui m’avait impressionné dans un reportage de France Inter sur un hôpital à Haïti, après le séisme. Quand un commandant de sapeurs-pompiers éclate en sanglot durant l’interview. On le sait parce que le commentaire nous le dit, mais on ne l’entend pas, ce passage est coupé. On en entend les traces, quand même, dans la voix du commandant, après la coupure. Mais l’essentiel est dit à l’auditeur, qui n’a pas besoin de tout entendre. Je trouve ce même filtre dans la formulation d’Albert Londre sur les yeux du lépreux.
Ref: https://laplumedaliocha.wordpress.com/2010/01/27/haiti-ou-les-raisons-de-loubli/
Commentaire par Schmorgluck — 26/08/2011 @ 21:13
Je trouve que de nos jour le spectaculaire l’emporte un peu sur fond.
Commentaire par Ceriat — 26/08/2011 @ 21:26
[…] Albert Londres, ou le choc des faits […]
Ping par Albert Londres, ou le choc des faits | Chronique des Droits de l'Homme | Scoop.it — 26/08/2011 @ 22:39
Amusant (signalé par @si) : http://www.rue89.com/mon-oeil/2011/08/25/quand-un-journaliste-sinterviewe-lui-meme-pour-eviter-le-je-219262
Commentaire par laplumedaliocha — 27/08/2011 @ 11:23
Dites, quand je lis votre billet, je me demande comment @Linformatrice a trouvé du boulot dans la presse, et, qui plus est, dans le journalisme politique. Ca fait froid dans le dos.
Commentaire par BABs — 28/08/2011 @ 11:39
@BABs : à mon avis, elle est journaliste comme moi je suis légionnaire. Ses tweets sont d’une banalité affligeante et ses billets sont une compilation de poncifs mal torchés. Qui plus est, le personnage ne me parait pas cohérent d’un point de vue psychologique. Enfin, il faut bien que Twitter s’amuse et ça, elle l’a parfaitement compris.
Commentaire par laplumedaliocha — 28/08/2011 @ 19:41
« Le film Amen de Costa-Gavras, dont j’ai toujours pensé que la puissance résidait précisément dans la pudeur. Aucune scène sur les camps de concentration, juste des trains – plus précisément des wagons à bestiaux – aux portes fermées pour symboliser ceux qu’on emmène, et des trains dans l’autre sens, au portes ouvertes. »
Merci Aliocha : j’ai également trouvé ce film très pudique et j’ai longtemps eu l’impression d’être un extra-terrestre. Le passage répétitif des trains (une fois porte fermées, une fois portres ouvertes, une fois portes fermées, etc…) est à la longue bien plus oppressant qu’une quelconque scène très crue. L’horreur ne vous saute pas au visage à l’occasion d’un évènement singulier, mais elle s’installe sur la durée et vous fait réaliser son ampleur (tant par le nombre des victimes que celui des bourreaux).
Un des mérites de ce film c’est d’avoir su raconter des histoires individuelles sans que celles-ci n’effacent l’horreur collective (il y a trop de films sur ce sujet dont on ressort avec la fausse impression que tout ça n’a été qu’une affaire d’individus : d’immondes salauds cruels et sadiques d’un côté, des courageux au grand coeur de l’autre, et le peuple au milieu).
Commentaire par professeurtournesol — 28/08/2011 @ 23:23
@Professeur tournesol : notons toutefois que cette pudeur n’est possible que parce que Costa Gavras sait que nous avons en tête les images et fait donc appel à l’imagination nourrie par la mémoire…
Commentaire par laplumedaliocha — 29/08/2011 @ 09:18
@aliocha : effectivement (c’etait important de le preciser).
Commentaire par professeurtournesol — 29/08/2011 @ 09:46
On a essayé la brouette, il faut le reconnaître. La brouette datant de Pascal avait eu le temps de faire le voyage. Hélas! qu’il soit Mandingue, Peuhl, Bambara, Sonraï, Mossi, Gourmantché, Berba, Toucouleur, le fils des ténèbres n’a jamais su se servir de la roue. la brouette basculait. Il butait dedans. Alors il la soulevait et la mettait sur sa tête! On s’en est tenu là.
Terre d’Ebène. Le moteur à bananes. p 47 arléa Diffusion Seuil
Bonsoir à tous et toutes.
Commentaire par araok — 29/08/2011 @ 22:04
[…] un précédent billet, j’ai cité un extrait d’Albert Londres. Il visite au bagne de Cayenne l’Ile des […]
Ping par Quand la forme trahit le fond « La Plume d'Aliocha — 15/09/2011 @ 00:05
[…] un précédent billet, j’ai cité un extrait d’Albert Londres. Il visite au bagne de Cayenne l’Ile des lépreux. Et […]
Ping par Presse: « jack — 16/09/2011 @ 20:08
[…] je ne cherchais pas. Mais il me faut bien avouer que c’est dans une librairie traditionnelle que j’ai fait les plus belles rencontres. Et vous ? Share this:EmailTwitterJ'aimeJ'aime Laisser un […]
Ping par Ton libraire en slip ? « La Plume d'Aliocha — 03/01/2012 @ 23:53
[…] un précédent billet, j’ai cité un extrait d’Albert Londres. Il visite au bagne de Cayenne l’Ile des lépreux. Et […]
Ping par Presse: | RE-NOUVEAU BLOG........ — 18/03/2013 @ 18:13