Je sais, il ne se passe pas grand chose ici depuis dimanche. Et encore, le dernier billet n’était qu’une brève, une pensée, presque rien.
Mon excuse ? Le Japon. Et Twitter. Ou plus exactement, la collision entre ma découverte de Twitter et les événements en cours au Japon.
L’actualité est une drogue dure. Or, il se trouve que Twitter est une source illimitée d’information dont le fonctionnement ressemble à celui des fils d’agence type AFP. Quand on est free lance comme moi, on n’a pas les moyens de s’abonner à ces flux. Twitter en ce sens est une bénédiction.
Sans doute n’aurais-je pas été harponnée à ce point par l’outil, si des événements tout à fait exceptionnels ne s’étaient produits vendredi matin. J’ai ouvert mon compte Twitter vers 7 heures en préparant mon café. Et je suis tombée sur une série de tweets de SkyZeLimit, ce trader financier français expatrié à Nagoya dont je vous ai déjà parlé. Il y avait des dizaines de messages incompréhensibles évoquant un séisme, un tsunami, cela semblait si terrible que j’avoue avoir songé, « ce type a trop bu, il part en vrille ». J’ai vérifié sur Google news. Il ne déraillait pas, les éléments étaient devenus fous.
Depuis, je ne décroche pas.
Et il me revient en mémoire un certain 11 septembre 2001. A l’époque, je travaillais dans un quotidien. Toute la rédaction s’était massée devant la télévision. Il régnait dans la salle un silence inhabituel, le temps semblait suspendu. Nous étions tous sonnés. Et puis il avait bien fallu retourner à nos bureaux et continuer de préparer le journal du lendemain. Une question alors nous obsédait : qu’allait-on écrire ? Soudain, tout ce que nous avions programmé avant, quand la vie suivait son cours normal, perdait son sens, devenait dérisoire. Bien sûr il fallait parler du World Trade Center, des victimes, trouver des explications, décrire l’impact sur les marchés financiers, envisager la question des assurances, entamer le sinistre décompte des entreprises installées dans les tours mais le reste, tout le reste qui constitue habituellement les papiers dits « froids » ?
Les fils d’agence alignaient les dépêches par dizaines dans une succession de nouvelles qui prenait un curieux air de fin du monde. D’abord les titres bruts, affolants et puis les explications, plus angoissantes encore. Si une tour s’effondrait, puis une autre, qu’un troisième avion tombait, comment savoir quand cette abominable série allait s’achever ? A l’époque, je me souviens très bien avoir songé que la dépêche suivante annoncerait probablement une catastrophe de même ampleur dans un autre endroit du monde. Très vite, nous vîmes arriver les mails d’annulation de tous les événements prévus le lendemain. Ils commençaient par la même formule « en raison des circonstances…. ». La vie s’arrêtait.
La situation du Japon me donne le même sentiment. Celui du temps suspendu, de l’important et du dérisoire.
Impossible de s’intéresser à autre chose.
Pour l’instant.
La question à ce stade, c’est comment analyser cette obsession ? Est-ce mon métier de journaliste qui me donne cette sensibilité particulière à l’exceptionnel, cette passion d’observer le monde surtout quand il déraille ? S’agit-il d’empathie, de curiosité, de voyeurisme, de besoin d’adrénaline ? Un philosophe de mes amis m’expliquait mardi qu’on ne pouvait pas ressentir d’empathie pour un pays situé à l’autre bout de la planète, que c’était trop loin de nous. Dans le journalisme on appelle ça la théorie du mort au kilomètre : le public s’intéresse plus à quelque morts tout près de lui qu’à des dizaines de milliers de victimes à l’autre bout du monde. Cynique, mais intéressant et maintes fois vérifié. D’ailleurs, on a bien vu l’information dériver en début de semaine de la situation au Japon à la polémique en France sur le nucléaire. La presse ramenait le sujet près de nous, lui conférait une proximité susceptible de nous intéresser. A moins que ce ne soit l’expression d’une forme de nombrilisme français. Le monde tremble, nous vérifions que nous en sommes toujours le centre.
Peut-être au fond faudrait-il changer les mots, ne plus parler de catastrophe japonaise, mais humaine. Et j’interrogeais encore mon philosophe : la mondialisation ne serait donc que purement commerciale ? Les biens, les services, l’argent, tout ceci circule, mais les âmes demeurent enfermées dans des frontières étroites, plus étroites encore que celle d’un territoire national. « C’est à Paris qu’on prétend s’intéresser à la planète, en province on ne regarde que ce qu’on a autour de soi » me répondit-il. Souveraine sagesse, ou prodigieuse inconscience ?
Personnellement, j’aime croire que la mondialisation est susceptible de nous ouvrir le coeur et l’esprit. Qu’au bout il y a la conscience que nous appartenons tous à cette humanité, ce grand tout, j’ai presque envie de dire cette famille, et tant pis si je fais sourire.
Le rapport avec Twitter, me direz-vous ? Eh bien je crois que la circulation de l’information, la possibilité de dialoguer en direct avec l’autre bout du monde grâce au web pourrait nous amener à faire sauter les frontières de la conscience.