J’interrogeais un jour un avocat qui cultivait un étonnant hobby, il était torero amateur. Il s’agissait de rédiger son portrait et je cherchais donc à comprendre sa personnalité. « Que vous apporte la tauromachie dans votre métier ? » lui demandais-je. Entre nous, je m’attendais à ce qu’il m’emmène sur le terrain du leurre, de l’esquive, de la stratégie. Et d’ailleurs, je le lui dis. « Pas du tout, me répondit-il, en toréant, j’ai appris l’importance de trouver la bonne distance ». Ainsi l’art de toréer serait avant tout celui de la distance, tout comme l’art d’être avocat. En l’écoutant, je songeais que sa réflexion était transposable à mon métier de journaliste. Trop loin de ce que l’on observe, on ne voit rien. Trop près, on risque, selon les circonstances son indépendance ou sa vie.
Une possibilité d’empathie
C’est la discussion sous le précédent billet qui m’a rappelé cet entretien. Nous y parlions précisément de distance et de la capacité d’Internet en général et de Twitter en particulier à nous rapprocher de l’autre bout du monde, ouvrant ainsi, par la grâce de la communication, une possibilité nouvelle de compréhension de l’autre, si éloigné soit-il et même, pourquoi pas, d’empathie.
Mais revenons provisoirement au journalisme. La question de la distance avec ce que l’on observe, nous la vivons au quotidien et nous la maitrisons…plus ou moins bien. Mais il est une autre distance à laquelle nous sommes confrontés et qui est plus délicate à gérer, celle entre nous et le public, ou plus exactement entre ce que nous avons vu et ceux à qui nous le racontons. Média, du latin medium : moyen, milieu, lien…Cette distance-là, nous passons notre temps à tenter de la combler. Communiquer, n’est-ce pas toujours chercher à réduire les distances ? A l’exception de quelques égocentriques de naissance ou de déformation, les journalistes pratiquent leur métier par passion de témoigner, pour informer sur ce qu’ils ont vu, observé, entendu, vécu. Et réduire ainsi les distances. C’est pourquoi j’ai tant de mal à nous reconnaître dans les portraits souvent peu flatteurs qu’on dresse de nous. Bref, il arrive parfois que l’exercice soit particulièrement difficile, voire impossible. Douloureuse impossibilité. C’est le cas des reporters témoins d’une guerre ou d’une catastrophe qui s’approchent au plus près de l’horreur et dont les reportages, quand ils sont publiés, ne suscitent qu’un vague intérêt, une indifférence polie. Comment rendre compte, avec quelques images et des mots, de la réalité d’un tremblement de terre à Haïti, d’une révolte écrasée dans le sang en Libye, du désespoir d’un peuple entier au Japon ? Comment réduire les distances ? Transmettre l’émotion, la révolte, le dégout, la volonté d’agir, l’urgence d’intervenir ? « L’opinion publique, ce mammouth à cul de plomb » s’agaçait un jour Daniel Schneidermann. Comme l’expression est juste. Et même quand ces reporters parviennent à transmettre l’information, que savent les lecteurs des risques qu’ils ont pris pour ramener une photo, un récit, pour tourner deux minutes de reportage qui seront diffusées entre l’annonce d’une hausse du prix de l’essence et un sujet sportif ? Sans compter que parfois, ils ne ramènent rien, comme le raconte ce très bel article, parce que l’actualité la plus chaude est ailleurs et que le rédacteur en chef a décidé de traiter un autre sujet. A la décharge du public, il faut bien avouer qu’il est parfois difficile de s’intéresser à un problème si éloigné qu’il en devient parfaitement théorique. Alors les journalistes sont tentés de frapper fort, et on leur reproche de vouloir faire de l’audience, quand il ne s’agit le plus souvent que d’éveiller les consciences, quitte à les brutaliser avec une photo insoutenable.
Et puis Internet survint. Ce fabuleux outil à communiquer, c’est-à-dire à réduire les distances, mis à la disposition de tous. Le printemps des peuples nous a montré la force d’Internet via l’utilisation des blogs, dont l’un a d’ailleurs reçu le prix de RSF et les réseaux sociaux (voir en particulier l’article cité dans la note numéro 4). Sans doute n’ai-je pas assez cherché, mais je n’ai pas trouvé d’étude sur cet extraordinaire phénomène, à part un excellent dossier dans le mensuel Rue89 de mars (eh oui, c’est du papier, pas de lien !) qui a eu la bonne idée de reproduire « les 100 tweets qui ont fait la révolution arabe ». Communiquer, rapprocher. Aussi et surtout dans les pays où la presse est muselée et ne peut pas tenir ce rôle-là. On a dit un temps qu’Internet allait tuer le journalisme professionnel dès lors que chacun pourrait devenir reporter, raconter, photographier, filmer et communiquer avec un public quasi-illimité. Allons donc. Nous pourrions aussi devenir notre propre médecin, avocat, trader etc, tant l’information est désormais largement diffusée dans tous les domaines, même les plus techniques. Il n’en demeure pas moins qu’il faudra toujours des gens qui fassent profession d’informer, défendre, soigner, pour que les autres puissent vaquer à leurs propres occupations. Au passage, je vous recommande l’excellente analyse réalisée par Marc Mentré du travail de notre reporter national, BHL, en Libye. Il explique en quoi le travail du philosophe n’est pas du journalisme et donne ainsi une vision assez précise du fait que c’est un vrai métier.
Internet, ce formidable allié du journalisme
Non seulement Internet ne tue pas le journalisme (même s’il le fait gravement souffrir économiquement en ce moment), mais au contraire il le sert, magnifiquement. D’abord en suscitant un intérêt croissant, en tout cas c’est ce qu’il me semble, pour l’information dès lors que celle-ci est facile d’accès, incroyablement riche, variée dans son mode d’expression et même ludique. Ensuite, et c’est ce qui m’intéresse particulièrement ici, Internet contribue à réduire les distances entre ce dont témoignent les journalistes et le public. J’en parle pour l’avoir expérimenté moi-même. Sur le Japon, je suis un simple consommateur d’information. Et ce qu’ont rapporté mes confrères a pris une résonance particulière dès lors qu’Internet me permettait de dialoguer avec des gens sur place. Du coup, l’information ne concernait plus un lointain pays, mais un lieu qui me semblait soudain très proche. C’est une expérience absolument passionnante de suivre en ce moment l’information en France et au Japon, de tester ce que l’on voit, lit ou entend auprès de gens sur place. Le troisième mérite d’Internet, et non des moindre, consiste à enrichir la presse grâce à ce que l’on appelle le « journalisme citoyen », comme le montre par exemple ce papier sur la plateforme participative de CNN. Information utile, sensible, partagée, débattue, approfondie, expliquée sur une gigantesque place publique à l’échelle de la planète, ou presque. Non Internet n’est pas l’ennemi du journalisme, c’est au contraire l’accomplissement de son rêve le plus fou : toucher son public, entièrement, profondément, parvenir à ce qu’il vibre avec lui des mêmes choses que lui. Voilà des siècles qu’on attend ça. La lecture solitaire du journal en tant qu’exercice de communion à la vie collective est devenue une gigantesque discussion, nourrie d’échanges de liens à l’infini.
Ainsi tout s’ordonne, loin des visions extrémistes qui prévalaient lorsque j’ai ouvert ce blog et prédisaient la fin du journalisme professionnel. Et d’ailleurs ça n’en finit pas d’évoluer.
A ce stade, il se pose une question importante. Plus la communication se développe, plus le monde rétrécit. L’expatrié français au Japon semble désormais plus proche de nous que le voisin de palier avec qui l’on échange au mieux qu’un bonjour le matin dans l’ascenseur. Mais de quelle proximité parle-t-on ? Que sait-on au fond de quelqu’un avec qui on échange des messages de 140 signes ? Beaucoup plus sans doute qu’en disant bonsoir à son voisin. Disons qu’on sait autre chose, parfois de plus intime tant il est vrai que l’écriture est impudique surtout quand elle s’émancipe sous le masque du pseudonyme….
Des distances se réduisent, d’autres risquent de les remplacer, tout n’est pas idéal dans les évolutions que sommes en train de vivre. Il m’arrive de redouter cette « virtualisation » galopante des relations humaines. Mais une chose est sûre, les journalistes ne sont plus seuls. Ils n’ont même jamais été aussi proches de leur public jusqu’à s’y trouver étroitement mêlés, c’est-à-dire au fond, à leur juste place. Enfin !
La Vérité, ce songe inaccessible
Samedi 26 mars 2011. Une femme, Eman Al-Obeidi, entre à l’hotel Lixos à Tripoli où réside la presse internationale. Elle appelle les journalistes à l’aide. Ouvrant ses vêtements, elle montre ses blessures et assure avoir été violée pendant deux jours par les soldats de Kadhafi. Les journalistes se mettent à filmer, tentent de la protéger, mais les services de sécurité de l’hôtel s’emparent de la jeune femme et la jettent dehors. Elle est folle dit l’un d’entre eux. Ivre assure un autre. Folle ou ivre ? Peut-être les deux. Voilà une affaire qui montre toute la difficulté du journalisme. Pour les journalistes occidentaux présents, que l’on tient enfermés dans l’hotel, cette irruption fortuite est une occasion inattendue de s’extraire des discours officiels et des parcours obligés. Son récit est crédible, ses blessures cohérentes avec ses accusations, mais dit-elle pour autant la vérité ?
Un homme affirmant qu’il est son cousin dit qu’elle a été arrêtée parce qu’elle vient de Benghazi. Sa propre soeur en revanche prétend qu’elle est folle. Les habitants de Benghazi la soutiennent.Les forces de l’ordre maintiennent qu’elle est dérangée. Qui croire ? La tentation est forte de se ranger derrière cette victime providentielle qui pourrait même devenir une icône de la situation en Libye. Surtout pour des médias occidentaux en mal d’information sur la situation réelle du pays et de sa population. Le monde.fr met bien en lumière la complexité du sujet. Il faut lire un article sur Magharebia pour apprendre qu’elle serait avocate et surtout rompre avec le conditionnel méfiant que je viens d’utiliser comme tous mes confrères qui ont relayé l’information en France. D’après Le Point, elle a été relachée.
Si elle est réellement victime, ces doutes sont tout bonnement insoutenables. Si elle ment, alors on peut songer qu’après tout d’autres ont pu vivre ce qu’elle décrit, et qu’à défaut d’être vraie, son histoire est emblématique de la souffrance d’un peuple sous la domination d’un tyran au crépuscule de son règne. C’est une liberté que pourrait s’offrir un romancier, un politique, voire quelque philosophe parisien médiatique, mais pas un journaliste. En l’état, la seule vérité journalistique est celle-ci : le samedi 26 mars 2011 une femme est entrée dans l’hotel Lixos à Tripoli. Montrant ses blessures, elle a raconté en sanglotant (je n’étais pas présente, donc sous toutes réserves) qu’elle avait été violée durant deux jours par des soldats de Kadhafi.
La Vérité est un songe inaccessible que les journalistes ne cessent de poursuivre…
Mise à jour 31 mars, 21h13 : Amnesty International prend la défense d’Eman Al-Obeidi.