Dans le prolongement du billet que j’ai consacré au livre de Florence Aubenas, « Le Quai de Ouistreham », je vous recommande l’article tout à fait passionnant de Marc Mentre sur le blog Mediatrend. Il raconte l’histoire du journalisme d’immersion depuis ses débuts aux Etats-Unis à la fin du 19ème siècle, jusqu’à l’expérience de Florence Aubenas chez les travailleurs précaires, en passant par Orwell et les mineurs de Wigan ou, plus récemment par l’émission de France2, les Infiltrés, dont nous avions beaucoup parlé sur ce blog.
De vraies questions éthiques
Marc Mentre soulève avec raison les questions éthiques attachées à ce type de journalisme. En principe en effet, un journaliste ne doit pas recourir à des moyens déloyaux pour accéder à l’information en usant par exemple d’une fausse qualité. Or, en l’espèce, Florence Aubenas a menti, non pas sur son identité, qu’elle a conservée, mais sur sa qualité en dissimulant son véritable métier. Orwell à l’inverse avait joué franc jeu avec les mineurs de Wigan.
Marc Mentre identifie deux problèmes dans la démarche de Florence Aubenas : la confiance trahie de gens qui vont en outre se retrouver à leur insu dans un livre et la perte de distance avec le sujet qui risque de transformer le journaliste en simple témoin trop impliqué pour conserver la distance critique nécessaire à l’exercice du métier.
Qu’est-ce qu’une information accessible ?
Loin de moi l’idée de plaider pour une généralisation de ce type de procédé. Pour autant, je ne partage pas tout à fait les réserves de Marc Mentre en ce qui concerne le journalisme d’immersion en règle générale, ni à l’égard de l’expérience menée par Florence Aubenas. Pour lui, cette technique doit être réservée aux cas dans lesquels l’information n’est pas accessible autrement, soit parce que l’univers concerné est hostile, par exemple un réseau de narco-trafiquants, soit parce qu’il est clos, comme un asile (voir dans son article l’exemple de Nellie Bly et de l’asile de Blackwell’s Island). Or le monde des travailleurs précaires de Caen ne relève ni de l’un ni de l’autre. Rien n’interdisait donc à Florence Aubenas de les interviewer, de vivre à leurs côtés en tant que journaliste.
Certes, mais il est intéressant d’observer que c’est précisément parce qu’elle ne voyait pas la crise que Florence Aubenas a décidé de la vivre. En d’autres termes, ce qui sépare ici potentiellement partisans et opposants de la méthode, c’est la conception de ce qu’est une « information accessible ». Très concrètement, la question qui se pose à tout journaliste réalisant une enquête, si anodine soit-elle, est toujours : ai-je accédé à l’information, la vraie, ai-je été au coeur du sujet, n’ai-je pas été manipulé, égaré, n’ai-je pas mal compris ou mal interprété ? Or, une information peut-être disponible sans être pour autant pleinement satisfaisante. On peut lire, voir, entendre, sans comprendre ou en ayant le sentiment que l’essentiel vous échappe. On peut écrire un article, c’est-à-dire remplir une page blanche, sans avoir pour autant délivré une véritable information. Dans ce cas, la curiosité, pour peu qu’elle soit sincère, n’est pas pleinement satisfaite et le journaliste reste sur une sensation d’échec. C’est en ce sens, je pense, qu’il faut comprendre la démarche de Florence Aubenas. Elle l’explique d’ailleurs en quatrième de couverture : elle entendait parler de la crise, mais elle ne la voyait pas, tout semblait comme avant. Ce qui nous renvoie à l’asile évoqué par Marc Mentre, cet univers clos et inacessible. La crise aussi, malgré le déluge d’informations auquel elle donne lieu, a quelque chose qui nous échappe et je partage le sentiment de Florence Aubenas sur le sujet. Le décalage est trop grand entre le cataclysme mondial qu’on évoque à longueur de colonnes et la réalité d’un monde qui, bon an mal an, continue de tourner.
Le monde change, nos méthodes doivent s’adapter
Il y a une autre raison qui m’incite à défendre le journalisme d’immersion. Une raison que j’ai souvent évoquée ici et que cite d’ailleurs Marc Mentre sous la plume de Capa, la société productrice des Infiltrés :
« Pratiquer le journalisme infiltré est déontologiquement correct, à l’heure du cache-misère de la communication et des relations publiques. Pour savoir ce qui se passe dans certaines maisons de retraite, dans les allées de la presse people ou dans la petite mafia des faux papiers, il ne sert à rien de se présenter avec sa carte de presse: vous serez très vite congédié ou, au mieux, baladé et manipulé. »
On ne peut pas ignorer les progrès de la communication. Ceux-ci forcément influent sur l’exercice de notre métier. Dans l’univers économique que j’observe au quotidien, il n’y a pas une seule entreprise, jusqu’au plus petit cabinet de conseil, qui ne dispose de son service presse, pas un seul interlocuteur qui n’aie subi une séance de « mediatraining » avant de me rencontrer. Pour tous ces gens, l’objectif n’est pas de répondre à mes questions, mais de faire passer leur message, lequel sera moins cher et plus valorisant sous ma plume que dans un encart publicitaire publié dans le même journal. C’est parce que je mène ce combat quotidien, que je mesure les limites de notre métier et la nécessité, pour continuer de le faire vivre, d’emprunter parfois d’autres chemins, d’utiliser d’autres armes.
Mais, me direz-vous, Florence Aubenas n’évoluait pas au milieu de ces professionnels de la com’. Certes. Pensez-vous néamoins que les employeurs des travailleurs précaires se seraient tenus devant une journaliste comme ils le faisaient devant une femme de ménage ? Coyez-vous que le discours de ces salariés n’aurait pas été tronqué par la peur, quand on lit dans le livre qu’ils n’osent même pas assister à un pot de départ d’un des leurs, de crainte que ce soit mal vu par les patrons ?
La trahison des élites…
Et puis il y a autre chose de plus intéressant encore dans la démarche de Florence Aubenas. Combien de fois, sur ce blog ou ailleurs, les lecteurs ont évoqué la collusion entre les journalistes et les puissants, dénonçant, souvent à juste titre, la trahison de ces « élites » plus préoccupées par leurs intérêts égoïstes que par le souci d’accomplir leur travail ? Alors quand une journaliste, délaissant l’exercice trop simple de l’interview compassionnelle qui fera pleurer dans les chaumières et donnera l’illusion au lecteur ou au telespectateur d’être informé, décide de partager durant six mois la vie de ceux qu’elle observe, il faut lui dire sans hésiter : chapeau !
Pour toutes ces raisons, j’estime que la démarche de Florence Aubenas est la bonne. Je rejoins toutefois Marc Mentre sur les risques de la méthode et le fait qu’elle doit être utilisée avec une infinie prudence et beaucoup d’éthique.
Encore un mot. Qu’on le veuille ou non, le journalisme comportera toujours une dimension humaine. Celle-ci peut s’exercer de manière négative si le journaliste fait preuve de paresse, s’il se laisse influencer pas ses propres opinions, pire, s’il entend volontairement plier les faits à ses convictions. Mais cette même dimension humaine, indissolublement liée au métier, peut aussi devenir une richesse si, comme ici, elle mène à payer de sa personne pour comprendre réellement une situation, pour informer et, au passage, donner une voix à ceux qui n’en ont pas. A mes yeux, c’est du grand journalisme.