Avez-vous vu la Une de Marianne cette semaine ? Le journal titre « Le scandale de la béatification de Pie XII – Le Pape qui garda le silence face à Hitler ». L’illustration est pour le moins expressive puisque l’on voit Pie XII faire le signe de la bénédiction tandis que dans son dos Hitler dresse le bras. En d’autres termes, si le titre évoque le silence, l’image quant à elle suggère l’approbation.
Il faut que je vous confie une chose, je n’achète jamais un newsmagazine qui consacre sa Une à un événement historique. Pour une raison bien simple, je ne saisis pas quelle peut être la légitimité des journalistes pour s’exprimer sur l’histoire, mis à part bien sûr les magazines spécialisés. Pour les autres, j’entends qu’ils m’informent de l’actualité et non pas de la vie des Pharaons ou des batailles napoléoniennes.
J’ai fait toutefois une exception pour Marianne cette semaine. D’abord parce que, vous le savez, c’est mon magazine préféré. Ensuite parce qu’il y a en l’espèce une accroche d’actualité liée à la décision de Benoit XVI de béatifier Pie XII qui justifie le traitement de l’affaire dans un newsmagazine. Et enfin par pure curiosité. De quel scandale allait-on donc m’entretenir ? Aurait-on ouvert les archives du Vatican entre Noël et le Jour de l’An sans que j’en sois prévenue là-haut, sur le télésiège qui m’emportait vers les cimes ? Ou bien quelque historien réputé aurait-il fait une découverte majeure dans la nuit du 31 décembre ?
Rien de tout cela en réalité. Juste trois articles. Lourdement à charge. Le premier du sociologue Jean-Louis Schlegel sur Pie XII, le deuxième d’un journaliste spécialisé dans les religions, Henri Tincq, consacré à Benoît XVI. Le troisième enfin de Jean-François Kahn, comme chacun sait fondateur de Marianne, qui nous explique tout le mal qu’il faut penser de tout cela. Je m’en tiendrais ici à l’article « historique » car c’est celui qui m’interpelle le plus. Jean-Louis Schlegel s’efforce, sans y parvenir, de faire une présentation équilibrée du sujet en évoquant l’accusation dans un style direct, c’est-à-dire en écrivant « Pie XII a fait ceci et cela », avant d’avancer les arguments de la défense dans un texte parsemé de « selon le langage ecclésiastique » et de « dit-on » parfaitement distanciateurs. Le lecteur le plus borné aura donc compris grâce au titre de Une « Scandale », à la seule phrase du texte en exergue sur fond rouge « Pour beaucoup, l’aide apportée à quelques juifs d’Italie ne saurait disculper Pie XII de son éloquente « discrétion » » et au contenu du premier papier du dossier, que franchement, tout ceci est parfaitement révoltant. Si besoin était, le deuxième papier consacré à la « régression idéologique » de Benoît XVI et la tribune incendiaire de JFK suffiraient à convaincre les lecteurs les plus récalcitrants.
Jean-Louis Schlegel admet néanmoins que ce scandale est fort limité lorsqu’il note : « Cette arrogance face à l’histoire passée est dérangeante, irritante, désarmante. Elle est incomprise de l’opinion (en tout cas des médias qui la reflètent), mais peut-être moins d’un public populaire, qui s’en fiche ou considère que c’est du folklore. Elle est dure à avaler par les juifs – même si plusieurs, dont l’Etat d’Israël lui-même, déclarent que c’est une affaire interne à l’Eglise catholique ». J’ajouterais personnellement que Serge Klarsfeld lui-même n’est pas choqué et désapprouve bien davantage la publication dans la Pleiade de la correspondance de Céline que la béatification de Pie XII. C’est dire…. Mais alors qui s’insurge en réalité ?
Quelques journalistes parisiens et au moins un sociologue, visiblement.
Après tout pourquoi pas ? Il est possible qu’ils soient les esprits lucides de notre époque. Qu’à l’instar de leur illustre prédécesseur Albert Camus, ils aient détecté une barbarie qui nous échappe comme l’auteur de l’Etranger apperçut avant les autres à quel point il était fou de se féliciter de l’invention de la bombe nucléaire. Il y a dans le journalisme quelque chose qui nous pousse malgré nous à jouer les Antigone, à vouloir défendre non seulement la démocratie, mais aussi un certain nombre de valeurs auxquelles nous croyons, par exemple la justice, la liberté, la résistance à l’oppression, la défense de l’égalité, etc. Et c’est sans doute une partie de notre rôle. La question qui se pose dans ce dossier particulier, c’est avons-nous la compétence pour le faire ? Pouvons-nous juger l’histoire ? Surtout, pouvons-nous prendre la responsabilité de livrer ce jugement à nos lecteurs sur le même ton et dans les mêmes formes que celles que nous utilisons pour rendre compte de l’actualité ?