Je lis ce matin sur @si que le matinaute est désemparé face à la décision de l’Autorité des marchés financiers (AMF) qui a estimé hier qu’il n’y avait pas de manquement d’initié dans l’affaire EADS. Et celui-ci s’interroge au passage sur l’utilisation du terme « manquement d’initié » au lieu de « délit d’initié ». Il y a de quoi en effet être interpellé par cet étrange glissement de vocabulaire. En réalité, l’explication est purement technique. Il existe en droit boursier trois infractions particulièrement graves qui relèvent d’un double régime répressif : le manquement (ou délit) d’initié, la fausse information financière et la manipulation de cours. Les auteurs de ces infractions encourent d’une part une sanction administrative, prononcée par le gendarme boursier et, d’autre part, une sanction pénale. Pourquoi ? Parce que de tels faits violent à la fois le règlement général de l’AMF (la loi des marchés financiers) et la loi pénale. Dans le premier cas, on parle de « manquement d’initié » parce que c’est le terme exact utilisé dans le règlement, dans le second de « délit d’initié », vocabulaire employé pour désigner l’infraction pénale. Comme il s’agit ici d’une décision de l’AMF, c’est bien le terme de « manquement d’initié » qui est le bon. Il ne s’agit pas d’une pudeur de vocabulaire ou d’un euphémisme à vocation diplomatique.
Comment ça marche l’AMF ?
Voyons maintenant rapidement la décision qui est ici. D’abord, je vous invite à jeter un coup d’oeil sur la présentation des parties en tête de document. Nous avons là le gratin des avocats d’affaires parisien, le must absolu de l’expertise juridique française dans cette matière hautement ardue qu’est le droit boursier. S’il advenait qu’un jour vous soyez poursuivi pour délit d’initié, vous pouvez puiser dans la liste les yeux fermés. Ne souriez pas. N’importe qui peut se retrouver un jour détenteur d’une information et être tenté de l’utiliser pour investir. Il n’y a pas que les financiers qui soient dans ce cas, même s’ils ont plus de chances d’accéder à ce type d’information. Plus sérieusement, quelques mots sur la manière dont l’AMF fonctionne. Celle-ci dispose d’outils très sophistiqués pour étudier les mouvements de titres sur les marchés. C’est ainsi qu’en mars 2006, l’AMF constate de nombreuses cessions de titres EADS consécutives à des levées d’option opérées par certains dirigeants d’EADS. Puis, le 4 avril, Lagardère et Daimler cèdent 7,5% du capital d’EADS. A l’AMF, ces interventions dans le même sens de gens à la tête du groupe et d’actionnaires importants déclenchent le soupçon. Le secrétaire général de l’AMF décide alors le 22 mai d’ouvrir une enquête. Puis le 13 juin, le groupe annonce le retard de livraison de l’Airbus A380 et publie un avertissement sur résultats, autrement dit un signal sur le fait que les prévisions seront moins bonnes que prévues initialement. Le lendemain, le cours chute de 26% et le secrétaire général étend l’enquête à l’information financière publiée par le groupe. Une société cotée est en effet tenue de fournir une information exacte au marché et de signaler surtout au plus vite tout événement susceptible d’avoir un impact sur le cours. Or, à première vue, les cessions importantes de titres intervenues en mars et avril peuvent laisser penser que les auteurs de ces transactions détenaient des informations qu’ils n’ont pas transmises au marché. Le soupçon est renforcé par les annonces du 13 juin sur les retards de livraison et l’impact prévisible sur les résultats. Vous observerez à ce stade que l’AMF joue son rôle de gardien des marchés, y compris sur les poids lourds de la cote. Il faut savoir que les inspecteurs de l’AMF ne sont pas des tendres. Quand ils s’attaquent à un groupe, si important soit-il, ils ne lâchent rien. Réflexe naturel de l’enquêteur qui constate une situation douteuse et n’a de cesse d’identifier les coupables.
Au terme de l’enquête, la direction de l’AMF (on dit le collège) a le choix, au vu des résultats des investigations réalisées entre abandonner la procédure parce que le dossier est vide, ou bien transmettre celui-ci à la commission des sanctions, un organe distinct de la direction de l’AMF, présidé par un conseiller d’Etat et composé de magistrats et de professionnels des marchés. Ici, le dossier a donc été transmis parce qu’il était jugé suffisamment probant. Ce qui ne signifie pas que les personnes en cause sont coupables, mais simplement que les charges sont solides. L’affaire est alors instruite par un rapporteur qui entend les « accusés », leurs avocats, peut éventuellement auditionner des témoins etc. Lorsqu’il estime avoir achevé son travail, la commission se réunit et l’affaire est examinée un peu comme devant un tribunal. C’est le résultat de cette procédure qui vient d’être publié et qui conclut à l’innocence des mis en cause.
Scandale, me direz-vous ! C’est aussi ce que j’ai songé en entendant la nouvelle. Des ventes massives de titres par des dirigeants de l’entreprise concernée et des actionnaires quelques semaines avant l’annonce au marché d’événements de nature à faire chuter le titre, ça interpelle forcément. Mais tous les avocats du monde vous diront qu’on ne condamne pas sur des apparences. Or, quand on lit la décision, on observe sans surprise que la querelle juridique de haute voltige qui s’est menée ces derniers mois entre l’AMF et le gratin du barreau d’affaires parisien s’est soldé par un KO debout pour le régulateur.
Passons sur les querelles de procédure – tout à fait passionnantes mais qui pourraient vite vous faire bailler – qui occupent les 17 premières pages et ont toutes été rejetées par la commission des sanctions de l’AMF pour nous concentrer sur les accusations de fond.
Première accusation : la différence entre le plan d’affaire 2006-2008/2010 d’EADS et les attentes du marché serait constitutif d’une information privilégiée, en d’autres termes, les dirigeants savaient que l’entreprise avait de moins belles perspectives que ce que pensait le marché. Rappelons d’abord ce qu’est une information privilégiée : « une information précise qui n’a pas été rendue publique, qui concerne, directement ou indirectement, un ou plusieurs émetteurs d’instruments financiers, ou un ou plusieurs instruments financiers, et qui si elle était rendue publique, serait susceptible d’avoir une influence sensible sur le cours des instruments financiers concernés ou sur le cours d’instruments financiers qui leur sont liés« . En l’espèce, l’AMF observe que selon le taux de change utilisé pour bâtir le plan, le résultat pouvait être supérieur aux attente des analystes. Il n’y a donc pas eu en l’espèce de tromperie du marché.
Deuxième accusation : les retards sur l’A380. Cette fois, la commission se penche sur une réunion du 17 février 2006 au cours de laquelle différents problèmes de livraison ont été évoqués. Mais elle constate que ces questions sont habituelles dans le secteur et qu’il ne s’agissait à l’époque que de vagues craintes, n’entrant pas dans la définition de l’information précise susceptible d’être qualifiée de privilégiée. En réalité, ce n’est que plus tard que le retard sur l’A380 est devenu certain, après les cessions de titres critiquées. Le grief est donc écarté.
Je vous passe les deux autres accusations concernant les coûts de développement de l’A350 et les prévisions de résultat, pour ne pas être trop longue, elle seront écartées aussi globalement parce que les mauvaises nouvelles n’ont été connues avec certitude et précision qu’après les réunions de février et mars au cours desquelles les mis en cause étaient susceptibles d’avoir pris la décision de céder leurs titres.
Que penser de tout cela ? Que nous avons, là comme dans beaucoup d’affaires financières, une querelle de techniciens du droit sur le caractère constitué ou non d’une infraction. Rappelons que le droit n’est pas approximatif, il fixe des définitions précises des actes répréhensibles. Si les conditions sont remplies, il y a condamnation, dans le cas contraire, non. Certains d’entre vous soupçonneront sans doute une intervention politique. Je ne le pense pas, mais je n’ai suivi le dossier que de loin, c’est donc un simple avis. Le système répressif de l’AMF est conçu de sorte à assurer son indépendance et je vois mal les magistrats composant la commission accepter de juger comme on leur dit de faire. S’il y a éventuellement quelque chose à mettre en cause ici, c’est le talent des avocats qui ont défendu les « accusés ». Mais après tout, c’est le jeu et, en l’espèce, la décision est parfaitement orthodoxe, juridiquement parlant. Sachez que dans des affaires aussi sensibles, la pression est énorme et ceux qui sont en charge de la décision sont parfaitement conscients que, s’ils prononcent des mises hors de cause, ils seront accusés d’être manipulés. C’est la crédibilité de l’AMF qui est en jeu, non seulement en France mais aussi à l’égard de ses homologues des autres grandes places financières. C’est aussi la crédibilité de la place de Paris toute entière. Voilà qui pèse au moins autant que des amitiés réelles ou supposées, fussent-elles particulièrement haut placées.
Note : à défaut de lire la décision en intégralité, vous pouvez consulter le communiqué de presse de l’AMF qui synthétise assez bien sa position.