La Plume d'Aliocha

30/11/2009

Couacs de com’

Filed under: Mon amie la com' — laplumedaliocha @ 18:42

Fichtre, mon amie la com’ a encore des ennuis !

Dans cet article tout à fait savoureux, Rue89 raconte que Bakchich a dévoilé dans sa version papier de la semaine dernière un rapport de la Cour des comptes sur la gestion de la RATP. Rapport apparemment si peu flatteur que la RATP s’est fendue d’un communiqué de presse le 25 novembre dans lequel elle : « s’étonne de la divulgation d’un rapport de la Cour des Comptes, portant sur les exercices 2001 à 2007, document de travail intermédiaire strictement confidentiel ».

Puis elle ajoute :  « La RATP souligne que les éléments rapportés donnent une version volontairement tronquée, sortie de son contexte et polémique d’un rapport d’étape qui ne saurait refléter la vision d’ensemble qui sera exprimée par la Cour des Comptes dans ses conclusions définitives. A ce stade, la RATP, respectant la confidentialité des échanges, ne peut répondre point par point à ces assertions tronquées (…) »

Elle n’oublie pas au passage d’argumenter sur le terrain du complot : « Elle note que cette divulgation intervient à un moment où le gouvernement veut clarifier les responsabilités des acteurs du transport public urbain en Ile-de-France, dans le cadre de la loi sur la régulation ferroviaire, qui a été adoptée début novembre par le Parlement, ainsi que dans le cadre de la loi sur le Grand Paris qui est en cours de discussion ».

Entre nous, que cette fuite dans la presse obéisse à des intérêts politiques, c’est tout à fait possible. Mais il est possible aussi quelle vienne tout simplement de quelqu’un qui ne supporte plus que les rapports soient enterrés, c’est de plus en plus fréquent. En tout état de cause, cela ne change rien sur le fond. L’argument relève de la diversion.

Toujours est-il que nous retrouvons ici l’accusation classique à l’encontre du journaliste stupide et/ou assoiffé de scandale, qui ne fait pas la différence entre un brouillon et un document définitif et qui, en plus, ne comprenant rien à ce qu’il lit, en livre une présentation « tronquée », à moins qu’il ne l’ait fait carrément exprès dans l’intention de « vendre  du papier ».

Las ! La Cour des comptes réagit et publie le lendemain un communiqué pour démentir les assertions……… de la Com’ de la RATP ! Elle indique que son rapport « retrace les observations définitives de la Cour formulées au terme d’une procédure contradictoire. Il ne s’agit en aucun cas d’un rapport d’étape. Ce rapport particulier est donc bien le rapport définitif de la Cour sur les comptes et la gestion de la RATP de 2001 à 2007« (c’est la Cour des comptes qui met en gras cette phrase, c’est aussi elle qui souligne « définitives »).

Comme le relève Rue89, la Cour des comptes donne de facto raison à Bakchich. Les réactions aussi claires et tranchées ne sont pas légion dans l’univers feutré des institutions. La claque est donc extrêmement violente. Ce qui est encore moins courant, c’est que dans le grand combat entre la com’ et la presse, les journalistes se retrouvent secourus par une autorité au-dessus de tout soupçon qui confirme ouvertement leurs propos.

Le plus amusant, c’est que la RATP avait conclu son communiqué sur cette note d’optimisme :  « La RATP est confiante dans la teneur des conclusions que la Cour des Comptes, si elle le souhaite, après s’être réunie en chambre du Conseil, pourrait décider de publier dans son rapport public annuel ».

Résultat du match : Bakchich 1/RATP 0.

Publicité

28/11/2009

A méditer

Filed under: questions d'avenir — laplumedaliocha @ 11:16

Les nouvelles ne sont pas très bonnes pour la presse. Une étude récente de l’observatoire des métiers de la presse nous informe que le nombre de journalistes stagne en France, qu’ils vieillissent, que les salaires diminuent et que les femmes tardent à y trouver leur place. C’est ici. Pas étonnant quand on voit l’état des groupes de presse, lourdement aggravé cette année par la baisse des recettes publicitaires. Voyez à ce sujet le billet de Claude Soula du Nouvel Obs. Hier, Pascale Robert-Diard racontait en en temps réel les comparutions immédiates à la 23ème chambre du tribunal correctionnel de Paris dans le cadre de la journée des blogs du Monde. C’est le journalisme que l’on aime, celui dont on a impérativement besoin pour connaître et comprendre le monde dans lequel on vit. Seulement voilà, la loi du marché en a décidé autrement. Car ce n’est pas ce journalisme là qui est le plus rentable, en tout cas pour l’instant, non, ce qui est vraiment rentable ce sont les articles « spécial sexe » du site Elle.fr dont je vous parlais hier. Vous connaissez mon optimisme indéfectible, depuis que nous nous fréquentons ici. Je ne crois donc pas un instant que le journalisme disparaîtra, mais je crains en revanche qu’il ne devienne un produit réservé à une élite. Si j’évoque nos difficultés, c’est pour attirer l’attention sur une évolution de société dont nous sommes tous acteurs et responsables, moi comprise lorsque je préfère regarder une émission imbécile à la télévision plutôt que lire un journal ou me plonger dans une émission savante sur Arte.

« Si, naguère, les directeurs de journaux, de stations de radio ou de télévision étaient d’illustres rédacteurs, des enthousiastes qui défendaient une cause, aujourd’hui ce sont des hommes d’affaires ordinaires. Ils n’ont rien à voir avec le journalisme et n’ont nullement l’intention d’avoir affaire à lui ! L’information est passée des mains de défenseurs de la vérité à celles d’hommes d’affaires qui, loin de se soucier de la vérité, du sérieux ou de la qualité de l’information, n’ont à l’esprit que sa valeur attractive. Aujourd’hui l’information doit être un produit bien emballé pour être mieux vendu. Le changement de critères selon lequel la vérité est remplacée par l’attractivité constitue une immense révolution culturelle dont nous sommes tous témoins, acteurs et en partie victimes. Le chef ne demande pas si c’est la vérité mais si ça e vend, si c’est propice à la publicité, car il vit de ce commerce. Les grands médias détournent notre attention des problèmes essentiels et l’orientent vers des problèmes techniques. L’essentiel c’est que ça aille vite, que ce soit coloré, que ce soit ou non virtuel, qu’on ait une relation satellite, directe ou une retransmission ; l’essentiel, c’est que le public ait le moins de temps possible pour réfléchir ».

Ce diagnosticque, opéré par le journaliste polonais Ryszard Kapuscinski dans « Autoportrait d’un reporter » (Plon 2008), est malheureusement exact. On observera au passage que tous ceux qui analysent l’état du journalisme sur Internet et tentent de dessiner son avenir partagent la même obsession pour la technique, la rapidité de circulation de l’information, son caractère attractif, facile à consulter et à diffuser. Ceux-là m’inquiètent. Il est évident que les journalistes doivent être formés aux nouvelles technologies, que le champ de développement de l’information via le web semble riche de potentialités infinies. Ils oublient néanmoins une chose fondamentale, le journalisme, ce sont des hommes qui observent d’autres hommes et qui racontent ce qu’ils voient pour nous permettre de comprendre un peu le monde dans lequel on vit. Cela ne se confondra jamais avec la seule technique de diffusion de l’information, car si tel était le cas, on commettrait alors avec Internet les mêmes erreurs que celles qui ont mené la télévision où elle en est aujourd’hui.  C’est le grand dérapage de l’information vers le divertissement, c’est-à-dire un outil d’abrutissement et de manipulation.

Que les éditeurs de presse n’aient pas senti le vent tourner, qu’ils aient manqué la révolution Internet, c’est certain. Ils y viendront, nécessairement, mais si la gratuité d’accès s’impose comme beaucoup semblent le penser, alors il faudra bien que le journalisme se finance par la publicité. Dès lors, la dépendance aux annonceurs et par conséquent aux sujets racoleurs ne sera plus partielle comme c’est le cas aujourd’hui dans un système de financement mixte (ventes, abonnements, pub), mais total. Quant aux solutions de mécénat envisagées par certains, j’ai des doutes. En quoi un mécène serait-il plus désintéressé qu’un actionnaire ? De quelle indépendance peut-on se réclamer lorsqu’on mendie les moyens de son existence ?  Les mirages de la technique et de la gratuité cachent un avenir bien sombre…

27/11/2009

Les joies de la presse féminine

Filed under: Mon amie la com' — laplumedaliocha @ 17:38

C’est curieux, il me semblait que les sujets sexe dans la presse étaient réservés à la période estivale. Il faut croire que sur Internet c’est tous les jours l’été puisque je viens de recevoir la newsletter de Elle.fr, mail dont l’intitulé – hautement appétissant – m’interpelle : « un ex c’est sexe, cul ou cul-cul ». Fichtre, quel programme ! Un sexe et trois culs en 7 mots, j’applaudis. Qui dit mieux ?

J’ouvre la chose et je découvre qu’on me propose deux sujets passionnants. Le premier est rédigé comme suit : « En mode, on aime le vintage, le revival ? En amour aussi ! Le Dr Aga nous livre le mode d’emploi d’un bon retour de flammes ». Chic alors, après le recyclage des fringues, voici celui des hommes, magnifique programme. Il parait qu’on appelle ça des rétrosexuels. Le deuxième est encore plus appétissant. Il s’agit d’un test : « Cachez-vous, sous vos atours de bimbo, la libido d’une chaisière ou êtes-vous, au contraire, une débauchée déguisée en dame patronesse ? » Selon mes réponses, on me dira donc si je suis « cul » ou « cucul ». 

Moi je ne sais pas, mais s’agissant du site Elle.fr en revanche, j’ai ma petite idée…

Bon, OK, c’est le week-end, on peut bien rigoler un peu, donc je  donne l’adresse pour ceux que ça intéresserait. Par ailleurs, je présente par anticipation mes plus plates excuses à tous les internautes qui débarqueraient ici accidentellement après avoir tapé le mot « sexe » ou le mot « cul »dans leur moteur de recherche.

L’attachée de presse

Filed under: Comment ça marche ? — laplumedaliocha @ 14:28

Aujourd’hui, j’ai envie de vous faire découvrir un curieux petit animal, aussi charmant que désopilant : l’attachée de presse. Son rôle ? Faire l’interface entre son boss ou son client et les journalistes, organiser des rencontres et tenter d’obtenir des articles dans les journaux.

En réalité, il y a deux catégories d’attachées de presse. La première, minoritaire, est fortement diplomée, voire issue du secteur ou de l’activité qu’elle a choisi de vendre à la presse. Celle-là est très professionnelle, passionnée par son sujet et souvent au moins aussi compétente que les gens qu’elle est chargée de  faire rencontrer aux journalistes. Pour un peu on serait tenté de l’interviewer elle, car elle est moins politique que ses employeurs et plus encline à dévoiler le dessous des cartes.

Ah ! L’oiseau des îles

Et puis il y a l’autre catégorie, majoritaire, celle de ce que j’appelle quand je suis de bonne humeur les « oiseaux des îles ». Dans cette aimable catégorie, l’attachée de presse est choisie exclusivement sur son physique. Elle a entre 25 et 40 ans grand maximum, se passionne pour …..son look et annonce en général son arrivée par le léger tintinabulement des multiples colifichets qui l’ornent de la tête aux pieds, quand ce n’est pas par son parfum capiteux ou ses petits babillements joyeux. Regardez-là, si, si, c’est elle là-bas, la jolie créature en mini-jupe qui virvolte autour de son patron. Elle déplace beaucoup d’air inutile mais c’est pour ça qu’on l’a choisie et son boss, un peu emprunté, semble tout à fait ravi d’avoir son oiseau des îles à ses côtés. Ravie, elle l’est plus encore que lui, il y a des journalistes partout, c’est son univers la presse, elle y est comme un poisson dans l’eau. Croit-elle. Parce que les journalistes en réalité, elle les irrite au plus haut point à balancer des banalités ponctuées d’exclamations enthousiastes.

« C’est tellement sympa d’être venue ! »

Aïe, elle s’approche ! On aimerait la prévenir que son sourire forcé risque un jour de rider son joli minois, à moins qu’elle ne se retrouve figée à jamais dans une grimance à force de se torturer ainsi les zygomatiques, mais après tout c’est son problème. La voilà qui vous saute dans les bras avec un « Bonjouuuuuur »  sucré à vous en rendre diabétique.« Comment vas-tuuuuuuuuuuu????? C’est tellement sympa d’être venue, j’adore ton sac à main !!!!!!!!!!!!!! ». Si elle savait ce que je m’en fous qu’elle aime mon sac à main, je suis là pour bosser. En plus, il n’y a aucune chance qu’elle l’aime mon sac à main, vu que je m’intéresse autant à la mode qu’elle à la situation du Darfour. C’est le truc préféré de l’attachée de presse, ça, jouer sur l’affect. Combien m’ont sauté au cou avec la même affection débordante qu’un chien qui voit rentrer son maître en fin de journée alors qu’on ne se connaissait même pas. « Ah ouiiiiiiiii, Aliochaaaaaaaaaaaaa, je suis si contente qu’on se rencontre ! ». Heureusement, comme cette catégorie d’attachée de presse n’a strictement rien à dire, la conversation tombe vite à plat, ce qui me permet généralement de fuir m’installer pour lire le dossier de presse avant que la conférence ne débute, tandis que déjà elle accueille avec la même effusion de joie factice mes autres confrères.

Que faire quand on s’ennuie ?

La conférence commence et là j’observe mon oiseau des iles. Il faut vous dire que pendant une conférence de presse, l’attachée de presse s’ennuie, à mourir. Certes, elle pourrait suivre la manifestation puisque c’est elle qui l’a organisée, vérifier que tout se passe bien, que les journalistes sont intéressés, bref, s’impliquer. Mais non, elle préfère s’ennuyer. Ayant rangé son sourire devenu inutile,  elle tente néanmoins de s’occuper. Ce qui se traduit le plus souvent par un inventaire complet de sa tenue. Hop, elle tend légèrement la jambe sous la table pour contempler ses escarpins. Impeccables. Elle a bien fait de craquer pour cette paire de chez Machin en soldes l’année dernière. Ensuite, elle tire un peu sur sa jupe, qu’elle a choisi trop courte, faut ce qu’il faut. Et puis elle passe aux ongles, c’est fou ce qu’un travail de bureau, si modeste soit-il peut être risqué pour le vernis à ongles. Il faudra qu’elle pense à réserver une manucure lors de son rendez-vous bi-hebdomadaire chez le coiffeur. Ensuite, elle passe aux multiples petits bracelets qui ornent ses poignets, avant de tendre un peu la main pour faire jouer la lumière dans la pierre d’une de ses bagues. Tout ceci lui a pris environs 20 minutes, la conférence évidemment n’est pas terminée alors elle recommence. Elle peut faire ça des heures, l’attachée de presse. Pour un peu, ça me rendrait admirative. Dans le meilleur des cas, elle pianote vaguement sur son portable, enfin maintenant sur son i-phone, et prend un air inspiré quand il vibre. Parfois, l’appel a l’air si important qu’elle se lève et, en trottinant sur ses talons aiguilles, le portable vissé à l’oreille, elle quitte la salle comme si on venait de la prévenir que la troisième guerre mondiale était déclarée. En fait, elle va juste prendre l’air sous un prétexte futile en en profitant pour faire croire à tout le monde qu’elle est Dé-bor-dée !

Bon, tout cela est bien mignon mais l’essentiel a été dit et j’ai un autre rendez-vous dans un quart d’heure. Je m’éclipse discrètement avant la fin, en espérant qu’elle ne me verra pas. Loupé, elle est déjà sur mes talons. « Merci d’être venuuuuuuuuuuue, si tu veux une interview, surtout n’hésites pas, ça t’a intéresséeeeeeeeeeeeeee? Tu vas faire un papier ?!!! ». Je cours déjà vers la sortie en lançant un elliptique « je vais voir avec mon redac’chef » tout en me disant que si elle avait écouté la conférence, elle aurait peut-être saisi que ça ne présentait aucun intérêt. Allez savoir.

25/11/2009

Pourquoi je lis Marianne

Filed under: Brèves — laplumedaliocha @ 08:50

Quelques lecteurs me demandent parfois pourquoi je vante régulièrement les mérites de Marianne. Ils critiquent les couvertures raccoleuses, le parti-pris anti-sarkoziste, certains j’imagine n’apprécient pas le ton impertinent du journal et sans doute d’autres choses que j’ignore. Il y a une part d’émotionnel et donc d’irrationnel dans l’attirance que l’on ressent pour un journal. C’est pourquoi je serais bien en peine de vous expliquer très précisément pourquoi celui-là et pas un autre. Sans doute parce qu’il est plus original que les autres news magazines, type l’Express, le Point, trop conventionnels à mon goût ou  l’Obs dont le ton gauche caviar m’irrite fortement. Mais il y a aussi des éléments parfaitement rationnels. Cet article de Philippe Cohen en est un très bon exemple. Libé s’indignait hier en Une des injures racistes dont a été victime un étudiant de Sciences Po de la part de CRS mercredi dernier. Une indignation que Philippe Cohen juge tout à fait légitime mais par trop sélective dès lors qu’elle passe sous silence les événements qui ont suivi le match Egypte Algérie et qui ne témoignaient pas d’un attachement particulièrement fort à l’égard de la France. Tant que Marianne continuera de cultiver cet esprit républicain, et je dirais même cette vigilance républicaine, je le lirai.

24/11/2009

Un monde si complexe

Filed under: Réflexions libres — laplumedaliocha @ 11:12

C’est amusant le hasard des lectures.

Il arrive que deux auteurs qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre livrent des analyses convergentes qui soudain éclairent, par leur rencontre, une expérience ou une réflexion du lecteur. Il se trouve que je lis en même temps le livre dont je vous ai déjà parlé du journaliste polonais Ryszard Kapuscinski et le Divin marché de Dany-Robert Dufour. Le premier évoque à un moment le fait que le monde est devenu si complexe qu’un journaliste ne peut plus en saisir que des fragments. Le second raconte ce conte indien. Un groupe de 7 aveugles entend un grand bruit et demande à son accompagnateur de l’approcher de la source de ce bruit. Le premier aveugle se heurte à une défense et pense qu’il s’agit d’un sabre. Le deuxième touche la queue et dit : « mais non c’est un objet utile au travail, c’est une corde ». Le troisième s’empare d’une oreille et informe les autres « c’est un chasse-mouche ». Le quatrième qui s’est heurté au flanc s’écrie « c’est un mur, on nous enferme ! ». Le cinquième qui a heurté la trompe évoque un gros serpent, le sixième qui touche un pied pense à un arbre et le septième qui est tombé dans les excréments de l’animal indique aux autres qu’il s’agit en fait d’une terre humide. Tous se demandent alors s’ils sont devenus fous, mais nul ne peut leur répondre car leur accompagnateur est muet.

Pourquoi le philosophe raconte-t-il cette histoire ? Pour expliquer que les sciences humaines, face aux mutations en train de se produire, demeurent isolés dans leur science. Certes,  chacun est très savant, mais aucun n’a une vision d’ensemble.

Le diable est dans la technique….

Il se trouve que j’ai fait cette expérience il y a quelques semaines, par le plus pur des hasards. J’allais interviewer des universitaires français sur le rapport Doing business. Ne fuyez pas, c’est un peu rébarbatif mais je vais essayer de simplifier. Ce rapport annuel, produit par la Banque mondiale depuis 2003, a pour ambition de noter les systèmes juridiques de 180 pays dans le monde. La méthode consiste à évaluer pour chacun la facilité avec laquelle on peut créer une entreprise, recouvrer une dette, mettre en liquidation une société etc…Plus les procédures sont simples, plus la note bonne. Sans surprise, la France s’est retrouvée dans le premier rapport très mal classée en raison d’un système jugé par trop protecteur pour les entreprises, les salariés etc….. Sur ce, les universitaires que je rencontre, très critiques à l’égard de ces travaux,  m’expliquent que la méthode d’évaluation a été mise en place par des chercheurs de l’Ecole de Chicago. Mais, demandais-je, comment des théories si libérales, aujourd’hui fortement remises en cause en raison de la crise, peuvent-elles continuer de servir à évaluer les systèmes juridiques ? Parce qu’il n’y a pas de théorie alternative, parce que l’idée d’évaluer l’efficacité économique du droit, pas mauvaise en soi, est née chez eux à la fin des années 60 et que nous commençons tout juste en Europe à y réfléchir. Parce que nous n’avons pas les mêmes moyens que les chercheurs américains, parce que nous ne sommes pas portés par la première économie du monde, parce que nous n’avons pas de cabinets d’avocats richissimes capables de s’installer partout et d’imposer leurs pratiques et leur système juridique. Résultat ? Les prêts alloués aux pays émergents par la Banque mondiale sont peu ou prou conditionnés par l’engagement de ces pays  à mettre en place un système juridique où la loi doit être réduite au minimum pour faciliter le business. Au détriment bien sûr de la pérennité des entreprises, de la protection des salariés et de la sécurité générale du système.

….et dans l’absence de vision d’ensemble

Quelques temps plus tard, j’interviewe l’auteur d’un rapport commandé par Christine Lagarde sur la comptabilité internationale. C’est quoi, me direz-vous ? Un référentiel produit par organisme privé fondé il y a plusieurs décennies qui s’était mis en tête de créer un esperanto comptable, autrement dit un langage comptable mondial. Le projet paraissait fou à la fin des années 70. Il se trouve que depuis 2005 toutes les sociétés cotées européennes l’appliquent ainsi que de nombreux autres pays dans le monde, à l’exception notable des Etats-Unis. Bah, la comptabilité, c’est technique, c’est objectif me direz-vous. Rien n’est moins scientifique en réalité que la comptabilité. Selon les normes que vous appliquez, vous pouvez obtenir un résultat négatif ou positif, mais passons. Vous avez peut-être entendu parler du fait que la comptabilité internationale avait été accusée d’avoir aggravé la crise. C’est exact. Elle a remplacé en effet l’enregistrement au coût historique (coût d’achat pour simplifier) par la juste valeur ou valeur de marché, c’est-à-dire une évaluation régulière des actifs et passifs financiers au prix du marché. Résultat en cas de crise, les bilans des sociétés cotées font du yo-yo en suivant les cours de bourse. Il se trouve que notre gouvernement, qui est moins incompétent qu’on ne l’imagine, ne se satisfait pas des travaux du normalisateur comptable qu’il trouve trop influencés par les américains et empreints d’une idéologie contestable et commande donc une étude sur le sujet. Bingo ! Le rapport de cet économiste dénonce l’influence là encore de l’Ecole de Chicago et son dogme d’un marché pur et parfait qui fonde entièrement les travaux du normalisateur comptable international. Du coup, je demande à cet enseignant comment il se peut qu’en pleine crise financière et alors que la comptabilité est depuis le début de la crise au menu du G20 en raison du danger qu’elle représente pour la stabilité financière mondiale, celle-ci puisse encore être dominée par les thèses hautement discutables de l’Ecole de Chicago. Parce qu’il n’y a pas de « pensée comptable » en Europe, me répond-il, parce que comptables et économistes ne se rencontrent jamais, ne réfléchissent pas ensemble, parce que les matières sont cloisonnées. Je lui raconte alors que l’analyse qu’il  tient en tant qu’économiste est exactement la même que celle des juristes que j’ai entendue quelques semaines plutôt. Ah bon, me répond-il, c’est intéressant, je n’étais pas au courant.

Et pendant ce temps….

Entre nous, les amateurs de théories du complot feraient bien de consacrer leur temps libre à étudier la réalité au lieu de fantasmer. Car cette réalité dépasse la fiction. Evidemment, c’est moins glamour que de croire qu’on n’a pas marché sur la lune, ou que le gouvernement américain a organisé les attentats du 11 septembre ou encore que le H1N1 est une invention d’un obscur Docteur Loveless à la tête d’un lobby pharmaceutique. Il n’y a pas de complot américain, pas de volonté de la part de l’Ecole de Chicago de dominer le monde, juste des savants qui développent des théories, qui ont les moyens de les diffuser et que personne ne songe à contrer. Pas de quoi inspirer Dan Brown, n’est-ce pas ?

Cet épisode m’a laissée rêveuse et surtout inquiète. La conclusion que j’en tire, c’est qu’en pleine crise économique, alors qu’on tente de sécuriser le système et que l’on prend des mesures qui sont censées corriger les travers du libéralisme, des domaines techniques mais aussi stratégiques comme le droit et la comptabilité, continuent dans l’ignorance générale ou presque d’être alimentés par le dogme du marché. Faute de moyens pour contrer ces théories, faute d’une vision globale des choses, parce que chaque spécialiste reste dans son coin au risque de se retrouver dans la situation des aveugles de notre conte indien.

Fort heureusement, les politiques ne sont pas aussi sots qu’on l’imagine. Le Sénat s’est saisi du dossier comptable et en est venu aux mêmes conclusions dans ce rapport, à quelques jours d’intervalle, que l’économiste dont je vous parle. La Chancellerie de son côté a décidé il y a 4 ans de consacre des moyens  – mais si modestes – pour contrer les réflexions de la Banque mondiale en créant cette fondation en partenariat avec les professions juridiques françaises, des entreprises et des universitaires. Nous avons simplement 40 ans de retard par rapport à l’Ecole de Chicago. Inutile de faire de l’angélisme. Dans les deux cas, les politiques ont été saisis, informés et influencés par des lobbys inquiets de la domination américaine, mais il y a derrière ces pressions des réflexions d’universitaires très savants  qui parviendront sans doute à développer des analyses alternatives.

Ce que je regrette au fond, c’est que l’information, si cruciale dans un monde qui se complique au point d’en devenir incompréhensible, dérape de plus en plus dans le divertissement, c’est que les quelques philosophes people qui prétendent penser le monde pour le grand public ne livrent que du prêt à penser approximatif, idéologisé et hautement contestable, c’est que le débat public dérape trop souvent dans la farce populaire émotionnelle et largement manipulée, c’est qu’en guise d’opposition, nous voyons se dresser des amuseurs publics qui pensent avec leurs tripes façon Dechavanne ou l’inénarrable Patrick Sebastien. Voyez cet article de Marianne2, c’est proprement affligeant.

Comme le dit un proverbe chinois : « Celui qui connaît bien ce monde sourit, pose ses mains sur son ventre et se tait ». Je ne vois plus que ça à faire,  en effet.

19/11/2009

Bloc-notes

Filed under: Brèves — laplumedaliocha @ 17:39

L’actualité est riche, mais mon temps est compté. Tant pis, je m’en tiendrai à vous signaler en vrac quelques articles qui ont retenu mon attention.

D’abord cette réflexion (gratuit) de Daniel Schneidermann sur les aides d’Etat à la presse Internet. Vous verrez en le lisant ce qui fait la différence entre un patron de presse journaliste, comme c’est le cas d’@si , et un gestionnaire uniquement préoccupé de rentabilité. Les questions qu’il aborde sont fondamentales mais trop souvent tranchées aujourd’hui dans les groupes de presse par des gens qui refusent d’entendre les observations de la rédaction, notamment sur le terrain déontologique, et s’en tiennent à de pures considérations économiques. Il est évident qu’une entreprise, fut-elle de presse,  ne peut mépriser les impératifs d’une bonne gestion. Mais une entreprise de presse ne peut pas non plus faire l’impasse sur les questions abordées par Daniel Schneidermann relatives à l’indépendance.

Ensuite, ce papier au vitriol de Marianne 2 sur la journaliste Françoise Degois qui vient de quitter France Inter pour rejoindre Ségolène Royal. Et puisqu’il vaut mieux en rire, l’intervention des Fatals Flatteurs lors d’une interview de Florence Françoise Degois sur son livre est un grand moment de bonheur. Voyez également sur le même sujet l’article de Rue89 ainsi que ce cri du coeur de Télérama qui met en exergue un aspect important du sujet : l’attractivité de la communication sur les journalistes qui devient de plus en plus forte au fur et à mesure que la presse s’enfonce dans la crise. Sans oublier le dossier d’Arrêt sur images (payant). Cette affaire ne manquera pas, j’en suis sûre, d’attirer des commentaires peu laudateurs sur les journalistes en général. Je rappelle donc au passage que deux journalistes ont refusé la légion d’honneur au début de l’année. Alors évitons  les généralisations hâtives qui sont autant d’injustices à l’égard des professionnels rigoureux.

Mediatrend en profite pour rebondir sur la question du code de déontologie des journalistes et remarque notamment le faible intérêt que suscite le projet dans la presse. Il est vrai qu’il y a eu assez peu d’articles sur le sujet. Sans doute les titres de presse ont-ils considéré que cela relevait de la cuisine interne de la profession qui-n’intéresse-pas-les-français. Par nature, les journalistes sont plus curieux du monde que d’eux-mêmes. C’est pour cela qu’ils sont si mal connus et mal compris. Mais en l’espèce, c’est dommage car il me semble que le sujet concerne autant le public que nous.

Chez Marianne2 de nouveau, et toujours sous la plume de Regis Soubrouillard qui ne va pas se faire que des copains cette semaine, un article intéressant sur Christophe Barbier et la Sarkozie, en l’espèce, Philippe Courroye et Jean-Noël Tassez. Trop près, trop loin, éternelle question…

Et puis enfin, cet article d’Elisabeth Lévy que je trouve remarquable sur l’homoparentalité. Aucun rapport avec le journalisme, quoique…. Cela faisait un bout de temps qu’elle n’avait pas écrit et je m’ennuyais. J’ai donc bondi sur ce papier, tout en songeant que c’était sans doute cela un bon journaliste, quelqu’un dont on guette la signature avec impatience en sachant qu’on ne sera pas déçu, pas forcément parce qu’on est d’accord mais simplement parce que le sujet est traité de manière intelligente et sort des sentiers battus.

18/11/2009

Think different…

Filed under: détente — laplumedaliocha @ 12:17

L’un des problèmes auquel est confronté le journaliste en quête d’information pour ses gentils lecteurs,  c’est le barrage secrétaire qui empêche d’accéder au détenteur de la précieuse information recherchée.

Ce barrage est parfois volontaire, il s’agit pour l’intéressé(e) de défendre son ou sa boss contre les importuns. Objectif ô combien louable.  J’adorerais personnellement qu’on m’évite les appels de ces bastions de l’esclavagisme téléphonique installés au Maroc ou ailleurs, lorsqu’une voix lointaine et à peine audible s’exprimant avec une aisance très approximative au milieu d’une brouhaha infernal vous propose je-ne-sais-trop-quoi au plus mauvais moment avant de couper brutalement la communication quand vous dites, pourtant poliment, que vous êtes en rendez-vous.

Mais il y a aussi les barrages involontaires, ceux qui naissent d’une furieuse envie d’en faire le moins possible. C’est donc tout un art que de gérer ce « barrage ». Entre nous, comme j’aime communiquer, je me plie bien volontiers à toutes les précisions réclamées, allant jusqu’à vendre à mon interlocutrice le projet pour le plaisir d’abord d’un contact humain réussi et ensuite par souci d’efficacité. On ne vantera jamais assez les mérites de la gentillesse et de la courtoisie dans le travail. Dans 9 cas sur 10, ça fonctionne.

Seulement voilà, la dixième fois, quand on tombe sur un esprit disons, « original », ça dérape…Et ça donne ce genre de choses :

Moi : Bonjour, je m’appelle Aliocha, je suis journaliste au Petit reporter illustré et je vous appelle parce que j’ai vu que Monsieur votre patron (intonation déférente) intervenait lors du colloque sur « L’avenir de l’apiculture en basse-provence, mythes et réalités »(ou « évolution et prospective », tous les colloques ont les mêmes intitulés, c’est navrant de manque d’imagination). Je souhaiterais l’interviewer sur ce thème.

Elle (voix fraiche, légèrement alanguie, niveau de motivation : -10 sur une échelle de 200) : Ah ? Un colloque ? Quand ça ………? (hop, ça dérape ! )

Moi : Le 3 décembre.

Elle (toujours alanguie mais faisant semblant de réfléchir) : A Lille ?

Moi (Le hasard fait parfois mal les choses cocotte. C’est pas à Lille ) : Hum, non à Paris.

Elle : Ah bon………………………… et c’est à quelle heure ?

Moi  : Peu importe, le fait est que je voudrais l’interviewer sur l’apiculture pour Le Petit reporter illustré.

Elle : Et vous êtes journaliste où ?

Moi : Au petit reporter illustré donc…. (je l’ai déjà dit ça).

Elle : Ah oui à la sécurité sociale !

Moi :  Non, au Petit reporter illustré (depuis quand il y a des journalistes à la sécu, cocotte, t’as fumé ou quoi  ?)

Elle : Et vous vous appelez ?

Moi (à ce stade, vous admirez mon infinie patience, j’espère ?) : Aliocha

Là n’importe quel esprit normalement constitué commencerait à rédiger le message. C’est simplissime : nom, téléphone, objet : interview sur l’apiculture. Vous couronnez le tout d’un « je lui transmets, je vous rappelle » et hop emballé c’est pesé, tout le monde est content. Mais pas elle, trop originale sans doute.

Elle (prenant un ton profondément inspiré) : bon, euhhhhhhhhh……. eh bien………… je crois que le plus simple c’est que vous m’envoyiez un mail avec votre demande.

(Bon sang, c’est la nouvelle mauvaise habitude du moment ça, vous passez trois plombes à expliquer quelque chose au téléphone et au final on vous demande d’envoyer un mail. C’est le genre de réaction qui me fait monter des noms d’oiseaux aux lèvres et ….qui fait tressaillir mes potes de bureau quand je raccroche le téléphone et que les insultes peuvent enfin sortir en escadrille tandis que je tente de réparer le combiné téléphonique qui s’obstine, l’imbécile, à voler en éclats dès que je le brutalise un peu)

Moi ( ça t’ennuie tant que ça de bosser, cocotte ?) : Je crois que c’est préférable en effet. Donnez-moi votre e-mail.

Elle : maya@vivelesabeilles.com avec un »s » à abeilles, me précise-t-elle. (Je l’ai échappé belle, vu le niveau de la conversation je m’attendais à « tout-en-minuscules-et-sans-accent »)

Moi  : Merci, je vous envoie ça tout de suite.

Je vous avoue que j’avais un peu peur pour la suite. Ben pas du tout, elle m’a rappelée 1 heure après mon mail, dites donc !  Seulement voilà, elle était toujours aussi décalée dans son approche de la vie professionnelle.

Elle : je vous rappelle pour fixer un rendez-vous.

Moi (Alleluiah): Très bien, quand ?

Elle : ah………Ben……..c’est-à-dire……………………………(là, il faut que je vous précise une chose. Les secrétaires des gens IMPORTANTS ne sont pas impressionnées par qui que ce soit sauf par leur boss. En conséquence, elles vous disent généralement : « aïe, vu son agenda j’ai très peu de choses à vous proposer, Lundi à 6h du matin, ça vous irait ? Je n’ai que ça. Comptez dix minutes parce qu’ensuite il a une conf’call avant son petit déjeûner avec le ministre ». Souvent, c’est vrai que leur boss est  débordé, mais elles aiment bien en rajouter pour le valoriser, visiblement son boss à elle n’a rien à faire de ses journées et elle n’a même pas l’idée géniale de le dissimuler)

Moi : mercredi prochain par exemple ?

Elle : euhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh……………………………….

Moi : à 10h ?

Elle : euhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh……..plutôt 9h00, mais euhhhhhhhhhh ……………..10h ça vous arrange ?

Moi  ( Pas du tout cocotte, c’est même pour ça que j’ai proposé mercredi à 10h, parce que j’ai un empêchement majeur, je serai chez le dentiste, l’interview au téléphone  sur fond de bruit de roulette, avec les doigts du dentiste dans la bouche, ça me dit bien) : Oui, ça m’arrange.

Et c’est là que, dans un sursaut de professionnalisme parfaitement décoiffant, elle m’a asséné le coup de grâce :

D’accord. Auriez-vous par hasard une adresse mail pour que je vous confirme le rendez-vous ? (entre nous, le fait d’avoir une adresse mail à notre époque ne relève plus d’une improbable appétence pour l’ultime gadget high tech exclusivement vendu au Etats-Unis, que je sache. Mais là n’est pas le problème)

Moi (vaincue par l’épuisement) : C’est-à-dire que je viens de vous en envoyer un de mail, il y a une heure, c’est même comme ça que vous avez pu me rappeler.

Elle : ah oui…………!!!!!!!. Suis-je bête !

No comment.

17/11/2009

Paresseux les journalistes ?

Filed under: Comment ça marche ? — laplumedaliocha @ 11:13

Le journalisme est un métier où l’on compte à peu près tout, le temps qu’il nous reste avant le bouclage, le nombre de signes de nos articles, les pauvres sous qu’on touche en fin de mois, les gens qu’on se met à dos pour avoir osé dire des vérités désagréables, les centaines de communiqués de presse qu’on reçoit chaque jour, tout donc, sauf le temps qu’on consacre à explorer un sujet pour en rendre compte.

Alors, je me suis mise à compter dernièrement, comme ça, pour vous en parler. Je rends aujourd’hui une enquête de 15 000 signes qui occupera trois pages dans un journal. On ne m’avait laissé qu’un mois pour la réaliser et elle venait en plus de ma charge de travail habituelle, soit 3 papiers par semaine en moyenne. Eh bien voyez-vous, je me suis aperçue que j’avais interviewé 11 personnes, ce qui représente environ 15 heures d’entretien. De vrais entretiens, en face à face. Au préalable, j’avais passé 2 heures environ à réfléchir au sujet et 2 heures également à identifier les personnes à interroger et à les contacter. Les entretiens terminés, il a fallu retranscrire les notes (11 pages, soit deux heures), réfléchir au plan, écrire un premier draft (1 heure) puis un second qui sera la version définitive (4 heures). Le plus difficile est de trier au milieu de la masse d’informations recueillies celles qui sont importantes puis de leur donner forme. Mais pas n’importe quelle forme. L’angle a été déterminé à l’avance avec le rédacteur en chef, il faut donc le respecter, sauf à le redéfinir avec lui si au fil des investigations on s’aperçoit que l’idée de départ était mauavise. Mais surtout, il faut tout à la fois raconter le plus fidèlement possible ce qu’on a observé et en même temps essayer d’en exprimer le sens. Le 11 novembre aux alentours de 19heures, tandis que certains d’entre vous sans doute profitaient d’un repos bien mérité, je renvoyais à mes 11 interlocuteurs leurs citations.  Pour chacun, j’ai vérifié que je respectais fidèlement ses propos, que j’avais retenu l’essentiel du message, que ce que je lui faisais dire n’était pas susceptible d’être mal interprété en fonction de l’endroit où j’avais placé la phrase. Ils ont eu l’amabilité de me donner les informations que je cherchais, le moins que je puisse faire en retour, c’est de ne pas les placer dans une posture délicate. Or, voyez-vous, le problème avec un article de presse, c’est qu’il suscite au choix l’indifférence du lecteur ou une attention quasi-inquisitrice selon que celui qui vous lit se sent plus ou moins concerné par vos propos et ceux surtout des personnes que vous avez interviewées. Un mot de travers, une virgule mal placée et hop, c’est la curée. Ceci m’a encore pris une heure.

Hier soir enfin, j’ai repris tous les mails de réponse que j’ai reçus et qui corrigent un mot ici, en ajoutent un là. Il n’y a eu aucune censure, aucune phrase dont le sens ait été modifié, mais presque tous ont jugé nécessaire d’apporter un petit amendement. Ensuite, il a fallu tout relire, vérifier les noms, les dates, rédiger un titre, un chapeau (phrase d’introduction entre le titre et le corps du papier), des intertitres et relire encore pour améliorer le style, éviter les redondances, m’assurer que ce que j’avais écrit correspondait le plus fidèlement possible à ce que j’avais observé (3 heures). Et puis envoyer le texte enfin et goûter quelques instants d’une sublime sensation de libération.

Réponse du rédacteur en chef il y a une heure alors que je passais déjà à un autre papier : « c’est bien, les témoignages sont intéressants, mais il y a un moment où tu fais du sur place, il faut revoir un peu les articulations ». Il a raison, c’est tout l’intérêt voyez-vous d’une relecture par un tiers. Quand on a porté un papier trop longtemps, on ne voit plus clair. Je songe souvent à l’admirable nouvelle « Le chef d’oeuvre inconnu » de Balzac sur ce sujet. Le jeune Nicolas Poussin y rend visite au peintre Phorbus, lequel lui explique qu’il travaille depuis 10 ans sur son chef d’oeuvre, le portrait d’une femme grâce auquel il espère atteindre enfin la perfection qu’il a recherchée toute sa vie.  Mais quand il dévoile son travail, ce n’est qu’un amas de couleurs informe. La toile a tellement été reprise, améliorée, corrigée, qu’elle est illisible. Il n’y a qu’un petit pied de femme dans un coin du tableau qui a survécu à la folie de l’artiste. Seulement, c’est le plus joli pied de femme qu’on n’ait jamais peint.

Je vais donc revoir ma copie en essayant de ne pas la transformer en une bouillie illisible.  Au total, j’y aurai consacré une trentaine d’heures. Entre nous, c’est beaucoup par rapport à certains articles qui ne nécessitent que 2 ou 3 heures parce qu’on connaît bien le sujet, parce qu’il n’y a pas d’enquête à réaliser mais tout au plus quelques coups de fil à passer pour éclairer le sens d’une information, faire valoir des points de vue contradictoires, proposer une brève analyse. Mais ce n’est rien au regard des enquêtes au long cours que mènent certains de mes confrères durant des semaines, des mois, voire des années….Ce n’est au fond qu’un article parfaitement ordinaire.

13/11/2009

Au fil de mes lectures…

Filed under: Réflexions libres — laplumedaliocha @ 16:34

Je n’ai toujours pas le temps d’alimenter le blog comme je le souhaiterais. Mais je voulais quand même partager avec vous une réflexion du journaliste polonais Ryszard Kapuscinski dont je suis en train de lire le livre-testament :

« Pour pratiquer le journalisme, il faut avant tout être bon. Les gens mauvais ne peuvent pas être de bons journalistes. Seul un homme bon essaie de comprendre les autres, leurs intentions, leur foi, leurs intérêts, leurs difficultés, leurs tragédies. Et immédiatement, dès le premier instant, de s’identifier à leur vie ».

(Ryszard Kapuscinski – Autoportrait d’un reporter – Plon 2008)

Page suivante »

Créez un site Web ou un blog gratuitement sur WordPress.com.