Pour échapper à la promotion de Firmin, il faut être au choix, totalement hermétique à la publicité ou parfaitement autiste. On l’a vu partout ce petit rat efflanqué. En affiche, sur les présentoirs des libraires et, plus récemment, dans la liste des meilleures ventes. Vous connaissez mon allergie à la publicité et au marketing. Et vous imaginez donc à quel point elle peut m’irriter en matière littéraire plus qu’ailleurs. Quant aux critiques, leur capacité à manier l’hyperbole lors des rentrées littéraires est souvent inversement proportionnelle à la qualité du livre qu’ils recommandent. Néanmoins, j’ai cédé et bien m’en a pris !
Firmin est un rat né par hasard dans une librairie d’un quartier de Boston promis à la démolition, dans les années 60. Il est le treizième d’une portée, le plus faible, celui que les autres empêchent de téter. Et voici donc notre animal obligé de grignoter des livres pour survivre. Jusqu’à ce qu’il découvre qu’il sait lire et se mette à dévorer, au sens métaphorique cette fois, tout le fond de la librairie. Alors que ses frères et soeurs partent vivre leur destin, il se prend d’affection pour cette librairie et s’y installe. Firmin aime donc la lecture, mais aussi Fred Astaire et Ginger Rogers et, plus inattendu, les femmes nues dans les films érotiques qu’il regarde caché dans un cinéma voisin en grignotant du pop corn. Tout ce qu’il sait des hommes, il l’a appris en lisant. Et, comme il dit, les rats ne pleurent pas. Ils n’aiment pas non plus, en tout cas pas comme les humains. Au fond, ils sont moins malheureux que les hommes. Roman de la solitude, de l’incommunicabilité que seul tempère l’amour des livres, mais aussi d’une affection improbable entre un écrivain raté et un rat, Firmin est une remarquable réflexion sur la condition humaine, faite de joies minuscules et de rêves impossibles sur fond de désespoir. « Sec et froid était le monde, merveilleux les mots » observe au soir de sa vie notre rat philosophe. Il y des accents de Steinbeck chez Sam Savage. Je songeais en le lisant que si l’auteur de « Des souris et des hommes » avait imaginé donner la parole à la souris qu’écrase Lennie dans son poing au début du livre, elle aurait raconté une histoire proche de celle de Firmin. Né en 1941, Sam Savage est docteur en philosophie. Firmin est son premier roman.
Et pour ceux qui, comme moi, choisissent un livre sur ses premières lignes, les voici :
« J’avais toujours imaginé que si, d’aventure, j’écrivais un jour l’histoire de ma vie, la première phrase en serait saisissante : quelque chose de lyrique à la Nabokov, « Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins » ou de radical à la Tolstoï au cas où le lyrisme me ferait défaut, « Les familles heureuses se ressemblent toutes, les familles malheureuses sont malheureuses chacune à leur façon ». Les gens se rappellent ces mots, même quand ils ont tout oublié du livre qui va avec. Mais à mon avis, en matière d’amorce, on n’a jamais surpassé celle du Bon soldat de Ford Madox Ford : « Voici l’histoire la plus triste qu’il m’ait été donnée d’entendre ». J’ai beau l’avoir lue des dizaines de fois, j’en reste encore comme deux ronds de flan. Ford Madox, lui, c’était un grand ».