Il y a un peu plus d’une semaine éclatait l’affaire Hortefeux. Je sais, vous en avez assez, mais comme elle continue d’être commentée et que je continue de n’être pas d’accord avec ce que lis, j’y reviens. Si vous passez votre chemin, je ne vous en voudrais pas. Revenez demain, on parlera sans doute d’autre chose. De la nouvelle formule du Figaro par exemple, aujourd’hui en kiosque, ou de celle de Libé, qui mérite aussi un petit bilan.
Toujours est-il que l’affaire Hortefeux nous a rallumé la sale petite guerre entre le web et le reste du monde. Au coeur de ce débat collatéral ? Internet est-il ou non en cause dans cette affaire ?
Souvenez-vous, dès que la vidéo a commencé de circuler, les critiques ont fusé. Copée par exemple, qui a pointé la responsabilité du web. Et puis Wolton qui a mis en garde contre le populisme. Et d’autres depuis qui n’ont cessé de surenchérir…
Les professionnels d’Internet ont eu beau jeu alors de les renvoyer dans les cordes :
– c’est une vidéo tournée par des journaliste,
– publiée par des (enfin, d’autres) journalistes,
dans ces conditions, elle est où la responsabilité d’Internet qui soi-disant se complet dans la rumeur, le non-vérifié et les vidéos volées ?
Ils ont raison, bien entendu, mes amis du web de corriger les préjugés faciles et les erreurs qu’ils engendrent. Je ne suis pas certaine en revanche de les suivre quand ils disent qu’Internet est étranger à l’affaire et que toutes les critiques qui ont surgi sur ce terrain sont stupides.
Dernier en date à se faire tailler un short à ce sujet, Alain Duhamel qui a eu l’imprudence de publier chez libé une tribune sur l’affaire. Du coup, même l’excellent Koz le contredit en qualifiant son combat d’arrière-garde et il n’est pas le seul. Si @si reconnaît qu’il y des réflexions pertinentes dans ce papier, le site souligne aussi que Duhamel en son temps fut victime d’un buzz (à propos de son engagement personnel en faveur de Bayrou lors des présidentielles) et que c’est sans doute pour cela qu’il a une dent contre le web. C’est ici. Plus simplement, peut-être a-t-il appris ce que d’autres sauraient s’ils étaient moins crispés dès que surgit un débat autour d’Internet, hors de la sphère de celui-ci s’entend. Car ce n’est pas le moindre des paradoxes que les mêmes propos tenus sur le web soient, au choix, entendus ou conspués selon qu’ils émanent d’un adoubé du web ou d’un étranger. Un indice de plus, s’il en était besoin, que cette guerre est moins un affrontement sur le fond qu’une querelle épidermique entre Anciens et Modernes.
On a une mauvaise perception des choses quand on est susceptible. Or, je trouve mes amis du web bien susceptibles et bien allergiques à la critique, eux qui pourtant ne se dispensent jamais de lancer des flèches assassines.
Mais voyons donc ce que nous dit Duhamel d’aussi stupide et affreux sur le web.
« En l’occurrence, il ne s’agissait ni d’une équipe d’amateurs, ni d’images volées. Très souvent, qu’il s’agisse d’un fait divers, d’un accident, d’une rixe, d’une bavure, d’une catastrophe naturelle, du propos d’un politique, d’un artiste, d’un policier ou d’un quidam, un témoin se trouve là, à sa fenêtre, à la table d’à côté ou dans sa voiture. Il enregistre et il diffuse. Il n’y a plus de geste sans image, de phrase sans son ».
Qui pourrait soutenir le contraire. On peut, au choix, s’en féliciter ou s’en inquiéter, mais on ne peut nier cette réalité.
« Dès que la photo, la séquence ou la boutade se retrouve sur Internet, c’est aussitôt la fièvre, la théâtralisation, la contagion, la dénonciation, le scandale, la polémique. La mince cloison entre vie privée et vie publique s’est effondrée. La technologie permet à chacun de se métamorphoser en reporter d’un instant. La vidéo se rue sur Internet et déferle sur l’information, sans réflexion, sans recul et sans frein. C’est de l’information sauvage, du journalisme barbare, de la traque totale. Cela vise et touche indifféremment coupables et innocents, politiques et citoyens ».
Je trouve, personnellement, que sa description des phénomènes de fièvre sur Internet est assez bien vue. Quand à son inquiétude sur la vie privée, elle n’est rien d’autre que celle qui anime la CNIL. Il n’y a que les internautes pour ne pas vouloir l’entendre cette mise en garde là, en tout cas pas lorsqu’elle vient de l’extérieur.
Et Duhamel d’ajouter :
« Nous n’en sommes qu’au début mais déjà tout est joué : le mobile photographe couplé avec la vidéo reporter assurent le despotisme de la transparence. L’œil inquisitorial et l’oreille chasseresse sont partout. On se plaint des caméras de surveillance mais elles ne sont que la partie visible et infinitésimale d’une toile qui menace la liberté de tous. Avec l’association du mobile et de la vidéo, il n’y a plus d’innocents ni de sphère privée. Chacun est surveillé ».
C’est un peu vrai, vous ne trouvez pas ?
« Comme avec la télévision classique mais dix fois plus encore qu’elle, la vidéo fonctionne à l’instantanéité, à l’émotivité et à l’irrationel. Elle traque l’instant présent pour le projeter sur les écrans universels. Cela signifie que tout est virtuellement public, que tout est brut puisque la rapidité prime sur la vérification des sources, sur le commentaire d’accompagnement, sur le recul le plus élémentaire.
Bien sûr, lorsqu’il s’agit de sites professionnels, animés par des journalistes de métier, les risques diminuent, les inconvénients se relativisent. Encore les exemples ne manquent-ils pas de dérapages par précipitation. Il y a plus : les vidéos d’amateurs, celles des citoyens reporters, remportent des succès étroitement proportionnels à leurs transgressions. Plus on choque, plus on gagne. Plus on surprend (généralement en mal), plus on marque de points. Plus l’on dévoile, plus l’on démythifie, plus l’on déconsidère et plus l’on triomphe.
Il y a là, dès que ne s’exerce aucune règle professionnelle, une pente irrépressible vers la délation, vers la calomnie ou vers l’injure. Déjà, sur les sites, le simple mail fait sauter la plupart des barrières de la courtoisie ou de la mesure. La vidéo dispose évidemment d’une puissance incomparable. Comme la télévision mais sans aucune norme acceptée, elle joue des sentiments, de l’amplification, de la contagion ».
Savez-vous ce qui m’interpelle le plus dans ces observations ? Retirez le mot Internet et remplacez-le par « presse » ou « journalistes » ou bien encore « médias », et vous conviendrez sans doute avec moi que toutes les critiques que l’on porte à internet sont exactement les mêmes que l’on inflige aux journalistes depuis qu’ils existent. Précipitation, approximation, populisme, goût du scandale, violation de la vie privée. N’est-ce pas que c’est intéressant ? Mais alors, pourquoi les dinosaures des « médias traditionnels » s’insurgent-ils contre des méthodes et surtout des travers qui sont aussi les leurs ? Jalousie, ignorance, angoisse d’un monde sur le point de disparaître, répondent en coeur mes amis du web. Peut-être, mais alors expliquez-moi pourquoi des journalistes aguerris du web, comme Elisabeth Lévy de Causeur ou Philippe Cohen de Marianne2, ont pris le risque fou d’émettre eux-mêmes des réserves sur l’intérêt de cette vidéo et plus encore de s’inquiéter des proportions que prenaient cette affaire ?
L’affaire Hortefeux est bel et bien liée au web
Moi je pense au fond, et c’est là que je voulais en venir, que les professionnels des médias s’inquiètent, en tant que spécialistes de la communication, des évolutions du web et qu’ils ont raison de poser des questions. Parce que du haut de leur histoire qui compte plusieurs siècles, les gens de presse connaissent les dangers qui émaillent le chemin de celui qui entend s’exprimer en direction d’un public. Parce qu’ils ont commis bien des erreurs et qu’ils en mesurent le prix.Parce que ce sont ces erreurs qui ont permis de bâtir les règles du métier de journaliste et de définir les principes de l’éthique journalistique. Et parce qu’en bougeant les lignes, Internet pose nécessairement la question de l’évolution de ces règles. Dire cela, ce n’est pas nécessairement stigmatiser Internet, mais simplement s’interroger sur une nouvelle forme de journalisme et de communication.
Imaginons un instant que le même épisode ait eu lieu avant le web. Il aurait donné quoi ? Certainement pas 2 minutes de reportage au 20h car les journalistes se seraient concentrés sur l’information essentielle : le nombre de participants, un extrait de discours et hop, emballé c’est pesé. Une brève dans le Canard ? Mais qui s’en serait ému ? Le journal satirique nous en balance tellement chaque semaine de ces petites horreurs de la politique qu’on en est gavés. Retirez à ce document sa forme de vidéo « off » et vous le privez de sa dimension émotionnelle évoquée par Duhamel. Vous lui retirez son petit côté « trou de la serrure » si appétissant. Confiés-là à des médias traditionnels, et ils se demanderont immédiatement si la chose est suffisamment sérieuse et édifiante pour être montrée. Sur ce point, Internet ne peut tout à la fois invoquer son rôle émancipateur vis à vis de la presse et nier le fait que cette diffusion relève de sa spécificité, du rôle social qu’il entend jouer. Sans compter l’effet « buzz » qui lui est très particulier.
Non vraiment, la diffusion de cette vidéo et le scandale qu’elle a déclenché sont bien liés au web. Par conséquent, la question de l’utilisation du web, non pas seulement en général mais aussi d’un point de vue journalistique, est bel et bien posée. Et les mises en garde des uns et des autres prennent alors un réel intérêt, fussent-elles douloureuses à entendre ou maladroitement exprimées.
Il leur manque peut-être seulement une chose pour être fructueuses, une petite phrase anodine qui dirait à peu près ceci : toute personne communiquant en direction d’un public, quelque soit le média utilisé, est confrontée aux mêmes tentations, aux mêmes impératifs et aux mêmes risques. En cela, le web n’est pas différent des autres médias. Simplement il est neuf et doit accepter de réfléchir sur lui-même. Ce d’autant plus qu’il a tendance à considérer que sa vocation consiste à s’émanciper des règles des vieux médias, à construire un eldorado démocratique affranchi des anciennes erreurs, crispations, mensonges et collusions de ceux qui l’ont précédé. Cette définition par simple opposition est un peu courte, je trouve. Il y a du complexe oedipien chez cet adolescent turbulent, rêveur et rebelle qu’est le web. C’est pour cela sans doute que toutes les critiques et mises en garde venant de la vieille garde lui paraissent nulles et non avenues. Quel dommage. Si effectivement le web a la capacité de libérer la presse et d’émanciper la démocratie, ce que je crois, il ne pourra faire l’économie d’une réflexion sur ses méthodes. En cela, il a beaucoup à enseigner aux « Anciens » mais presque autant à apprendre d’eux.