La Plume d'Aliocha

14/09/2009

La paille et la poutre

Filed under: Réflexions libres — laplumedaliocha @ 11:21

Ah! Les journalistes, ces imbéciles qui ne comprennent rien. Ces spécialistes du racolage et de l’approximation qui feraient n’importe quoi pour vendre. Ces charognards sans foi ni loi qui publient n’importe quoi jusqu’à l’indécence simplement pour le scoop…Combien de fois ai-je lu ces attaques, ici et là sur Internet. C’est même cela qui a déclenché la création de ce blog.

Du bon journalisme ?

Or,curieusement, lorsqu’un site de presse, ici le monde.fr publie la vidéo inaudible d’un ministre blaguant lors d’une manifestation politique avec des militants, quand cette vidéo attire plusieurs centaines de milliers d’internautes, quand les forums se déchaînent, que le feu se propage jusque dans la sphère politique, que les associations anti-raciste prennent le mords aux dents et que l’opposition appelle à la démission, alors là on me soutient que c’est du vrai, du bon, et pourquoi pas du grand journalisme.

Le bon journalisme consisterait à traquer les politiques lorsqu’ils ne sont pas en train de s’adresser officiellement au public. Le bon journalisme consisterait à guetter le mot, l’attitude, la phrase qui révélera la vérité du personnage au-delà des actes et permettra d’alimenter la colère populaire contre des élus « tous menteurs et tous pourris ». En d’autres termes, celui qui alimentera non pas le débat, mais le préjugé sur un individu. Et s’il faut, pour pratiquer ce « bon journalisme » publier des vidéos de mauvaise qualité rendant compte de plaisanteries incompréhensibles, allons-y. Ah ! Mais me direz-vous, la vidéo de Public Sénat était, elle, parfaitement compréhensible et montre bien que Le monde avait raison. Admettons. Admettons que dans un moment de relâchement, le ministre ait bien fait cette plaisanterie de mauvais goût, cela valait-il en soi les manifestations d’hystérie collective auxquelles nous avons assisté sur fond d’accusations de racisme ?

Un scandale qui fait pschitt

Des voix autrement plus importantes que la mienne commencent à nuancer sérieusement le scandale. Celles de mes confrères, d’abord. Nicolas Domenach, le journaliste politique de Marianne, peu soupçonnable de sympathie pour le gouvernement Sarkozy ou de tendresse pour les racistes a déclaré samedi sur une chaîne d’information que le ministre, qu’il suit dans sa carrière depuis longtemps, n’est pas raciste. Daniel Schneidermann, qui a suivi le dossier depuis le début a publié un édito sur @si pour nuancer sérieusement l’affaire, soulignant avec raison que Nicolas Sarkozy lui-même en avait pris pour son matricule (quand Hortefeux observe que le militant est plus grand que lui et Copée) et qu’au fond,  la mauvaise blague est la marque de fabrique de ce gouvernement décomplexé. Daniel Schneidermann critique en revanche le mensonge du ministre dans sa défense. Je reviendrai sur ce point. La LICRA estime après avoir été reçue par Hortefeux que la polémique est close. Fadela Amara qui n’a pas sa langue dans sa poche défend le ministre.  Je passe sur les autres soutiens à l’UMP, personne ne voudra les entendre. Quelques personnalités de gauche arrivent même à la rescousse. Il n’y a que SOS ô sans papier pour porter plainte devant la Cour de justice.

Il faut bien avouer que le racisme dans ce pays est devenu le prétexte d’une véritable chasse aux sorcières. Alors quand on ne parvient pas à l’identifier dans les actes, il faut gratter les âmes, aller le traquer dans les petites phrases. Souvenez-vous de l’affaire Valls, il y a quelques semaines. A ce jeu-là, tout le monde est suspect, à gauche comme à droite. Je gage entre nous que la Halde doit avoir malheureusement mille exemples concrets à fournir à ceux de mes confrères qui veulent dénoncer ce phénomène, sans compter les associations. Il y a sans doute des sujets de reportage pour des dizaines de journalistes durant des années. Sur des faits, avérés, vérifiés et non pas sur des déclarations maladroites ou ambigües saisies au vol par des caméras indiscrètes.

Oui, il y a un risque de populisme

En réalité, c’est la rencontre malheureuse de cette névrose française, le racisme, avec la haine anti-sarkozy, sur fond de difficultés du parti socialiste qui a déclenché ce « buzz ». Ce qui signifie au fond, si l’on réfléchit bien, que le bon journalisme n’est pas le journalisme professionnel (souvenons-nous de Match conspué pour avoir ramené des photos de talibans) mais le journalisme qui sert au public ce qu’il a envie de lire, de voir ou d’entendre. Celui qui alimente ses névroses, celui qui ne lui apprend rien mais le confirme dans ses préjugés ou ses fureurs. Wolton a raison de parler de populisme, n’en déplaise ici à ceux qui ont signifié ces derniers jours leur désaccord avec mon précédent billet.

Délicate alchimie

Beaucoup ont cru que j’attaquais le web et ont jugé bon de rappeler qu’il ne s’agissait pas d’une de ces prétendues informations non vérifiées qui seraient légion sur la toile (selon ses détracteurs, dont je ne suis pas), mais une information journalistique publiée par Le monde et confirmée par Public Sénat. Ai-je dit le contraire ? Par ailleurs, je n’ai pas attaqué le web, j’ai simplement dit et je le redis que l’alchimie entre journalisme et web est délicate, qu’elle nécessite d’infinies précautions. Avant Internet, quand la presse lançait une information, on en parlait au bistrot et dans les dîners en ville, on s’agitait et l’affaire suivait son cours. Aujourd’hui, on a immédiatement une communauté virtuelle qui se forme autour d’une information, s’exprime sur les forums, blogs, sites de presse la réaction du public est concrète, immédiate, parfois violente. Ce contact direct entre le public et les journalistes, dont j’ai dit plusieurs fois ici tout le bien que je pensais, n’est pas dénué de risques. Car le buzz pour un média, est infiniment juteux. Il se traduit en « valeur-web » par de nouveaux lecteurs et la rentabilité qui va avec. Voilà en quoi l’univers du web est susceptible de modifier les comportements journalistiques pour les inciter à diffuser non pas ce qui est important, mais ce qui va buzzer, pour précipiter la production du scoop afin de l’adapter au temps du web. Avec le risque de déclencher au passage des conséquences sans commune mesure avec la manière dont une information était accueillie avant le web. Alors oui, le web impacte le journalisme. Non, ce n’est pas une attaque, mais un simple constat.  Ceux qui stigmatisent les dérives des médias « traditionnels » sur le thème du racolage, de l’urgence et de l’approximation et n’aperçoivent pas en quoi Internet est susceptible d’aggraver ces travers me plongent dans une perplexité sans fond. C’est un peu l’histoire de la paille et de la poutre.

Pour finir, un mot sur l’observation de Daniel Schneidermann. Celui-ci lui reconnaît le droit à la plaisanterie douteuse et nuance sérieusement le parfum de scandale qu’a pris cette affaire. Mais il trouve en revanche que le mensonge est impardonnable. Il a raison, à supposer bien sûr que Brice Hortefeux ait menti dans ses dénégations. Mais supposons. Le problème, c’est que le jeu consistant à réduire le journalisme à la traque de la petite phrase qui ruinera une carrière politique aboutit à deux choses : la généralisation de la langue de bois et la défense maladroite en cas d’accident. Je pense que les médias ont une part de responsabilité, fut-elle involontaire dans ce phénomène. Et ça n’ira pas en s’améliorant si le journalisme sur le web se complet dans ce genre d’exercice.

La tentation du buzz

Quant à la diatribe Internet qu’il dénonce en fin d’article, puisque certains lecteurs ici m’ont accusée d’y participer, soyons donc encore plus précis. Vive le journalisme sur le web qui s’affranchit des peurs des médias traditionnels et publie ce que les autres taisent. Je ne vois pas comment on pourrait soutenir le contraire. Vive la vigilance démocratique des internautes et leur capacité de mobilisation. Depuis le temps que les journalistes rêvent d’être soutenus par le public quand ils dénoncent un scandale, au lieu de se heurter au grand silence du lecteur de presse écrite, de l’auditeur ou du telespectateur isolé dans sa révolte et sans moyen pour l’exprimer. Seulement voilà, attention aussi à la tentation du buzz, du sujet « vendeur », de la politique par le petit bout de la lorgnette. L’affaire Hortefeux n’est finalement pas accablante, nous dit Daniel Schneidermann. En effet. Mais le buzz en revanche le fut. C’est bien qu’il y a une distorsion possible entre l’importance d’une information et la manière dont elle évolue sur le web. C’est précisément cela qui, à mon sens, doit nous interroger, à chaque instant, nous les journalistes pour que les avancées démocratiques qu’offrent le web ne s’abîment pas dans le populisme.  Les journalistes ne livrent jamais tout ce qu’ils savent, ils trient ce qui est important de ce qui ne l’est pas (et parfois ils se plantent comme avec la fille de Mitterand), ils écartent ce qui ne leur parait pas suffisamment probant. Or, cette blague n’est pas probante. Elle n’aurait dû avoir d’autre effet que de mettre les journalistes témoins en alerte, leur permettre d’observer le ministre avec plus encore d’attention, d’en dresser un portrait nuancé, d’enquêter sur lui et sa politique s’ils étaient persuadés que cette blague était révélatrice d’un trait de caractère, mais pas la balancer comme un fait d’actualité. Je continue de penser que ce n’en est pas un.

 

Mise à jour 15h05 : Une fois de plus, je suis d’accord avec Elisabeth Lévy, c’est ici.

16h14 : j’attire votre attention sur la virulence des attaques dont Philippe Cohen a été l’objet sur Marianne2. C’est ici et . Voilà qui pose la question non plus de la tentation journalistique du buzz, mais des réactions à l’endroit des médias qui, sur le web, tentent de calmer le jeu et refusent donc de céder à l’emballement de leur public.

17h15 : L’interview de Patrick Gaubert, président de la LICRA, sur le site de l’Obs.

Voir aussi l’avis de Philippe Bilger sur Marianne2.

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