L’Hebdomadaire Vendredi, fondé notamment par Jacques Rosselin qui en est le directeur de la rédaction, vient de sortir un numéro spécial d’été de 92 pages proposant un guide des meilleures sources du web, ainsi qu’un tour de la nouvelle info en 80 billets. Tout cela serait fort intéressant si, à nouveau, on ne venait opposer artificiellement blogging et journalisme, en créant au passage une confusion regrettable entre information et opinion ainsi qu’entre production de l’information et diffusion.
Monsieur le Directeur de la rédaction,
Lorsque Vendredi est sorti, j’étais pleine d’espoir. Songez donc, la création d’un titre papier à l’heure actuelle, ça n’est pas rien. C’est un pari contre la morosité ambiante et contre tous les déclinologues qui nous annoncent la mort de la presse, en particulier de la presse papier. Le plus intéressant dans votre pari, c’est que vous aviez choisi une voie inédite : publier le grand concurrent, j’ai nommé le web. Celui-là même qui, dit-on, nous tue. C’est donc, me disais-je alors, que le bon vieux papier conserve ses lettres de noblesse, que bon an mal an, la technologie n’a pas effacé le prestige de l’imprimé.
Mais au bout de quelques numéros, j’ai observé que pour séduire ces blogueurs qui vous fournissent un contenu à peu de frais – les droits d’auteur coûtent moins cher que des journalistes salariés, n’est-ce pas ?-, qui constituent aussi votre coeur de lectorat – « allons bon, j’y suis ou pas dans Vendredi cette semaine ? » – et représentent une multitude d’agents promotionnels gratuits – « hé le copains, Vendredi a reproduit un de mes billets, achetez-le, ce journal est super ! »- pour les séduire donc, vous avez attisé la méchante petite rivalité entre journalistes et blogueurs. Alors, j’ai cessé de lire Vendredi et j’ai décliné votre proposition de contrat de collaboration, faute d’adhérer à la ligne éditoriale.
J’aurais également tu l’agacement que vous suscitiez chez moi, si je n’avais eu la faiblesse d’acheter votre numéro spécial en me disant, « allons bon, ce n’est pas très grave, voyons donc ce numéro de l’été, il est sûrement intéressant » (toujours aussi doué Rampazzo, n’est-ce pas ?). Et puis vous parliez en Une de la « Nouvelle info » alors forcément, en tant que journaliste, l’info ça m’intéresse, toute l’info, d’où qu’elle vienne et surtout si elle est nouvelle !
Las ! Dès que je me suis plongée dans votre éditorial, j’ai constaté avec regret que vous n’aviez pas renoncé à opposer « médias traditionnels », je préfère dire « professionnels », et blogs. Vous voici lançant à vos lecteurs qu’ils peuvent bien s’obstiner à retourner vers les « excellents sites » de leurs médias habituels, Le Monde, Le Figaro, Libération, mais qu’ils seront sans doute plus séduits par les nouvelles sources car, soulignez-vous, la défiance vis-à-vis des médias va croissant « tous les sondages le confirment ». Puis vous enfoncez le clou « Et avec un pouvoir qui revendique sans complexe sa proximité avec les patrons des grands médias, cela ne devrait pas s’arranger. Une seule solution donc, se jeter avec des râles de soulagement sur ces blogs et ces sites d’info, nouveau lieu de la liberté de ton et de l’information libérée des connivences et des pressions économiques ». Mazette ! Avez-vous songé un instant que c’était de vous, vous le fondateur de Vendredi mais aussi de Courrier International, que vous parliez de façon si critique ? Il y a un paradoxe vous ne trouvez pas à lancer un journal papier tout en dénigrant avec autant de force la presse et le journalisme ?
Surtout que vous insistez en répondant par anticipation aux réserves traditionnelles émises par ceux qui ne sont pas (encore) totalement addicts au web. L’info sur le web ne serait pas fiable, bah ! celle du Journal de 20h ou de votre grand quotidien non plus, expliquez-vous. Et puis vous ajoutez « sur le Net une info bidonnée est rapidement montrée du doigt et a beaucoup moins de chance de survie qu’une fausse interview de Fidel Castro ». Dieu quel coup bas ! Voulez-vous vraiment que l’on compare les bidonnages du web et ceux de la presse ? Puis vous ajoutez que certains blogueurs spécialisés en économie sont bien plus calés que Jean-Marc Sylvestre. Au royaume des aveugles en effet…
On dit qu’il y a beaucoup de bêtises sur le web. Il y en a aussi beaucoup dans la presse, rétorquez-vous. Et voilà le fameux argument du nivellement par le bas. Quelle ambition ! Au passage, si la presse comme vous dites, ne se critiquait pas elle-même, ce qui est évidemment faux, que faites-vous d’autre dans cette édito que de critiquer la presse et qui êtes-vous si ce n’est un homme de presse, justement ? C’est facile n’est-ce pas de taper sur les journalistes ? Ils ont bon dos, comme les politiques « tous pourris », les fonctionnaires, « ces fainéants », ou les flics » tous des fachos ». Facile et ô combien vendeur !
Mais venons-en à la suite de votre argumentation. Je vous cite : « D’autres grincheux vous expliqueront que, sur Internet, « on ne trouve que du commentaire » ou de la resucée d’informations déjà publiées. Faites un jour l’exercice de consommer vos infos du matin sur le Net, puis lisez les journaux ou écoutez la radio. Les rédactions de journaux télé ou papier, de plus en plus maigres, n’ont plus les moyens de produire l’info et s’abreuvent aux fils d’agences, reprennent la presse étrangère et commentent. Tout comme les blogueurs auxquels ils finissent par ressembler étrangement ». C’est pourquoi, je suppose, vous avez joyeusement sauté une étape et décidé de publier les blogueurs. Vous avez raison, vous voici de plain-pied dans un futur improbable. Allons donc, votre test, j’y procède tous les matins pendant une heure. Et je n’aboutis absolument pas à la même conclusion que vous. La plupart du temps, mes blogueurs favoris ne sont pas encore levés, et n’ont pas commenté l’actualité, tandis que mon journal est déjà depuis l’aube en kiosque, et que la radio et la télévision m’informent sans discontinuer. Je ne puis donc sur Internet que me replier sur…l’AFP et les site de presse. Et lorsque les blogueurs commentent enfin l’information que leur ontdélivré les journalistes, ils donnent des opinions, plus ou moins éclairées, pas des faits nouveaux, ceux-là même qu’on nomme information.
Pour finir, vous dressez le portrait d’un monde prochain de l’information où tout le monde sera sur le même plan, journalistes, blogueurs, citoyens lambda car seule la réputation comptera et non pas la carte de presse. Allons, fichons lui la paix à cette carte de presse. On la présente volontiers comme un privilège quand ce n’est qu’une carte d’identité professionnelle (c’est son titre exact) attribuée à tous ceux qui tirent l’essentiel de leurs revenus d’une activité journalistique professionnelle. Eh oui, parce qu’il y a des professionnels de l’information, c’est-à-dire des gens soumis à des règles, encadrés, responsables de leurs écrits, qui ont fait du journalisme leur métier. Et ceux-là ne se confondent pas avec ces gens libres de toutes contraintes, amateurs, que sont les blogueurs. Je ne m’explique pas cette obsession farouche chez certains de vouloir gommer cette différence. C’est si ennuyeux que cela d’avoir, là comme ailleurs, des professionnels et des amateurs ? Au nom de quel égalitarisme de bas étage faudrait-il supprimer cette différence ? Surtout qu’elle fait particulièrement sens entre blogueurs et journalistes, vu qu’ils ne font pas du tout la même chose. On confond un peu trop vite je trouve la diffusion de l’information, dont nous ne sommes plus en effet les acteurs exclusifs, et la production de l’information qui demeure notre vocation.
Seulement voilà. Il faut porter la double casquette de journaliste et de blogueur, comme je le fais depuis plusieurs mois, pour saisir à quel point il n’y a rien de commun entre les deux activités. Au demeurant, les lecteurs ne s’y trompent pas. D’ailleurs, je les ennuie avec ce billet, ils m’ont dit à plusieurs reprises que cette querelle était à leur yeux un non-sujet. Ils ont raison. Sauf que, visiblement, il ya encore des gens pour y croire, essentiellement dans la presse, cette presse si excitée d’assister à ses propres funérailles et composant elle-même la partition de son requiem. Il n’y a plus que quelques gens de presse, au fond, pour prétendre qu’Internet va tuer le journalisme et les blogueurs remplacer les journalistes. Normal, ils ont peur et quand on a peur, on est prêt à croire n’importe quoi, surtout le pire. Et le pire ici, est agité par une poignée de blogueurs américains agressifs qui, en effet, veulent la peau de la presse. A chaque pays ses extrémistes, est-il nécessaire d’importer ces théories en France, simplement pour se croire moderne ?
Et si, au lieu de fantasmer le futur, nous construisions l’avenir tout simplement ? Un avenir où les citoyens disposeraient d’une presse de qualité, quelqu’en soit le support, ainsi que de multiples relais pour discuter, critiquer, diffuser cette information ? A quoi bon opposer ce qui se complète si bien, comme si Internet ne pouvait réellement s’imposer que sur les cendres des médias dits « traditionnels » ? Faut-il nécessairement dénigrer les journalistes pour valoriser les blogueurs ? Renoncer aux faits pour ne plus vouloir entendre que des opinions ? Nous savons bien au fond que l’information journalistique, si irritante et imparfaite qu’elle soit, conserve une présomption de fiabilité supérieure aux autres informations, excepté aux yeux de quelques contestataires friands de chemins de traverse. Tous les fantasmes futuristes du monde ne peuvent faire oublier qu’il faudra toujours des professionnels dédiés à l’information sur les faits, des témoins sur le terrain, rompus à l’exercice, soumis à des exigences professionnelles. Ceux-là même sans qui l’exercice du blog et, plus généralement, du débat public serait impossible. Souvenons-nous à ce propos de cette remarquable observation d’Hannah Arendt sur les faits et les opinions :
“Les faits sont la matière des opinions, et les opinions, inspirées par différents intérêts et différentes passions, peuvent différer largement et demeurer légitimes aussi longtemps qu’elles respectent la vérité de fait. La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat”.
(La Crise de la culture).
Quand Michael Jackson éclipse l’Iran
La réponse se situe peut-être dans un remarquable ouvrage intitulé « Journalisme et Vérité » de Daniel Cornu. L’auteur est ancien rédacteur en chef de la Tribune de Genève. Il est aujourd’hui médiateur du groupe Edipresse et président du Comité d’éthique et de déontologie de l’Université de Genève. C’est de très loin le plus remarquable ouvrage de réflexion sur le métier de journaliste qu’il m’ait été donné de lire. Il faut dire que l’auteur convoque les plus grands philosophes au chevet de la presse et construit en 500 pages une réflexion globale assez unique sur le journalisme. C’est ainsi qu’il évoque notamment la mutation du paradigme journalistique mise en évidence par les travaux de Jean Charron et Jean de Bonville.
Et voici comment il résume leur pensée :
« Un premier changement s’est opéré à la fin du XIXème siècle, qui a vu l’évolution d’un journalisme d’opinion vers un journalisme d’information. Au passage du XXIème siècle, le journalisme moderne amorcerait une nouvelle mue vers un journalisme de communication« .
Quel rapport avec Michael Jackson me direz-vous ? J’y viens.
Pour ces auteurs, le journalisme d’opinion s’inscrivait dans le contexte d’une société rurale dotée d’une économie fondée sur l’agriculture et le commerce. Puis est survenu le journalisme d’information, lié à une société devenue urbaine et fonctionnant sur la base d’une économie tournée vers les produits de consommation. Aujourd’hui, le journalisme de communication émergerait d’une société fortement urabnisée s’appuyant sur la consommation intensive et le secteur tertiaire, particulièrement les loisirs. Les journaliste ajusteraient donc leur stratégie de légitimation au contexte social. Et Daniel Cornu d’observer :
« Une concurrence à outrance domine le marché des médias dès la fin du XXème siècle. Elle favorise un journalisme dont le principal objectif est de retenir le public, afin de le dissuader d’aller voir ailleurs – dans d’autres pages, dans d’autres journaux, sur d’autres chaînes ou stations, sur d’autres sites Internet. Il incomberait au journalisme de tout faire afin de capter ce public volatil, pour ne pas dire volage, induit comme jamais à la tentation du zapping. C’est pourquoi il ne pourrait plus s’en tenir à ses fonctions de base : la publication d’informations et l’expression d’opinions. Il devrait engager d’autres stratégies ».
Voyez comme soudain on se rapproche de la grande messe Jackson que nous ont servie les chaînes de télé. Mais cela n’explique pas encore l’oubli total de l’Iran. Nous y arrivons.
« L’évolution du métier accompagne et encourage un déplacement de l’intérêt du public vers la recherche du bonheur privé. Le transfert s’opère au détriment de l’attention portée au politique. A l’époque du journalisme d’opinion, le journaliste avait un rôle de magistère affirmé. C’était lui qui formulait l’opinion latente de ses lecteurs, qui la revêtait de mots, l’illustrait d’exemples. Ce rôle s’est transformé dans le journalisme d’information. Le journaliste dit à son public, non tant ce qu’il doit penser, mais quels sont les sujets qui méritent de retenir son attention – effet combiné du filtre médiatique (la fonction de gate keeper) et de la fixation d’un ordre du jour (l’agenda setting). Avec l’avènement d’un journalisme de communication, le journaliste fonctionne davantage comme un gentil organisateur. Il se préoccupe de servir à son public des « soft news », des informations capables de satisfaire ses intérêts dans les domaines de la santé, de l’art de vivre, des loisirs, de la consommation ».
Il me semble que c’est cette modification profonde du rôle des médias, ajoutée aux contraintes qui pèsent sur eux (concurrence) qui peut expliquer, au moins en partie, l’attention à mon sens disproportionnée qui a été portée au décès de Michael Jackson. Les loisirs (ou la culture au sens large) ont éclipsé la politique (crise, Iran) l’espace d’une journée, témoignant ainsi des évolutions profondes qui traversent notre société. C’est la faute aux médias me dira-t-on. En sommes-nous si sûrs ?