Il aura tenu un peu plus d’un an. Aujourd’hui c’est fini. Daniel Bouton a annoncé sa démission de la direction de la Société Générale dans un entretien accordé au Figaro. Il part, dit-il, sans indemnités. A contrecoeur sans doute, mais la pression du politique comme de l’opinion, y compris au sein même de la banque était trop forte. Il faut dire que la grande banque française a traversé un véritable tsunami. Janvier 2008, la banque révèle qu’elle est victime d’une perte de 4,9 milliards qu’elle attribue à la fraude organisée par l’un de ses traders, Jérôme Kerviel. Elle annonce en même temps au marché une perte de 2 milliards liée aux subprimes. Daniel Bouton donne sa démission, mais son conseil d’administration la refuse. Puis surgit la polémique autour des stock options et des retraites chapeau. Le 27 avril dernier enfin, Libération croit savoir que la banque est confrontée à de nouvelles pertes de plusieurs milliards liées à son activité de gestion d’actifs. La banque dément mais c’en est trop, Bouton jette l’éponge.
Tout un symbole
Ce départ est un symbole. Il faut savoir en effet que les règles françaises du gouvernement d’entreprise, c’est-à-dire les bonnes pratiques en matière de fonctionnement des organes de direction des entreprises et de production de l’information financière ont été définies par les dirigeants successifs de la Société Générale. Dans les années 1990, c’est le président de la banque de l’époque, Marc Viénot, qui s’attelle à la rédaction des premiers préceptes en la matière. Il y aura un rapport Viénot 1 puis un rapport Viénot 2. Ces bonnes pratiques ne sont pas rendues obligatoires, mais elles sont largement recommandées par les pouvoirs publics. Et puis en avril 2002, à la suite de l’affaire Enron, l’AFEP et le Medef font appel à son successeur, Daniel Bouton pour produire un nouveau rapport tenant compte des faiblesses identifiées lors de la faillite du courtier américain en énergie. Celui-ci conclura essentiellement à la nécessité d’appliquer…les règles définies par son prédécesseur. Quel aveu sur l’impact réel de ces recommandations dans la pratique à cette époque ! C’est ainsi que les dirigeants de la Société Générale sont devenus en France les grands penseurs du gouvernement d’entreprise. Le destin, cruel, a voulu que l’établissement et ses dirigeants se retrouvent confrontés à l’échec de ces beaux principes.
Car la « fraude Kerviel », à supposer qu’elle soit réellement passée inaperçue de sa hiérarchie , ce qui reste à démontrer, cette fraude donc est, à tout le moins, une gigantesque faillite du système de contrôle interne de la banque. Il aura fallu en effet plus de 75 alertes en un an sur les opérations du trader pour que l’on découvre enfin le problème. Le rapport de l’inspection interne de la banque est ici.
Comment ne pas faire le lien entre ces faiblesses de la surveillance des risques dans la banque et les leçons données à la place de Paris par Daniel Bouton sur l’art de bien diriger une société cotée ? Comment ne pas s’étonner que la Société Générale ait voulu distribuer des stocks options en plein cataclysme alors que la rémunération des dirigeants fait partie des bonnes pratiques du gouvernement d’entreprise et ont d’ailleurs donné lieu à une ultime adaptation du code français de gouvernance cet hiver sous la pression du politique ?
Cela fait des années que les grands patrons de sociétés cotées refusent que les règles de gouvernement d’entreprise deviennent obligatoires et se réservent donc la faculté de les appliquer comme bon leur semble. Mais voici qu’une loi du 3 juillet 2008 transposant en France une directive européenne va les obliger à s’y conformer ou à expliquer pourquoi ils n’appliquent pas les règles. Un tour de vis supplémentaire qui leur laisse encore une certaine marge de manoeuvre, mais nous rapproche enfin d’un système contraignant.
Et la responsabilité dans tout cela ?
Au final, avec la démission de Bouton, c’est le pape des bonnes pratiques en matière de direction d’entreprise qui tire les conclusions de son échec. Pas spontanément toutefois, mais sous la pression de ses propres équipes, de l’opinion, de la presse et du politique. Voilà qui appelle deux réflexions.
D’abord, je gage que Daniel Bouton part en s’estimant l’injuste victime d’une méconnaissance de l’économie et des marchés, qu’il se sent le bouc-émissaire de politiques en peine de crédibilité et d’une opinion publique excitée par la presse. Il n’y a qu’à lire sont interview dans Le Figaro pour s’en convaincre. Il faut savoir que dans les milieux d’affaires de notre pays, on déplore à longueur de temps le manque de culture économique des français autant que l’on s’agace de la vieille tradition de lutte des classes qui continue de régir, ou de « polluer », nos rapports sociaux. C’est sans doute cette crispation profonde de l’élite économique qui explique l’absence de mea culpa de Daniel Bouton et de tous les autres. Mais ces « défauts » français, bien réels, ne sauraient exonérer les dirigeants de grands groupes cotés de leurs responsabilités, a fortiori lorsque ce sont eux-mêmes qui en ont défini les contours. On ne peut tout à la fois édicter en grandes pompes les principes d’une direction responsable d’entreprise et prétendre échapper aux critiques lorsque l’établissement que l’on dirige se retrouve confronté à une fraude historique et à des pertes non moins historiques. C’était en janvier 2008 qu’il fallait partir. Question de cohérence.
Mais cette affaire soulève une autre question plus générale. La taille des groupes cotés internationaux est devenue telle que certains observateurs éclairés du monde économique se demandent s’ils sont encore gouvernables à l’échelle humaine. Pour piloter ces géants, on met en place des système de contrôle interne et de gestion des risques très sophistiqués, trop peut-être. La Générale était un modèle à ce sujet. Sauf qu’à s’appuyer davantage sur les systèmes que sur le jugement humain, on en vient à engendrer une gigantesque déresponsabilisation collective. La question n’est plus « ai-je évalué les risques de mon action ? », mais « ai-je correctement appliqué les procédures de contrôle écrites dans le manuel ? », en d’autres termes, « ai-je couvert ma responsabilité ? ». C’est ainsi que l’on découvre avec stupeur dans le rapport d’inspection interne de la banque (cité plus haut) sorti début février 2008 sur la fraude de 4,9 milliards que les personnes censées surveiller les activités du front office, et donc de Jérôme Kerviel, avaient posé des questions à ce-dernier sur ses activités, qu’elles n’avaient pas compris ses réponses, mais s’en étaient tenues là. Pourquoi ? Tout simplement parce que le manuel de procédure ne demandait pas que l’on comprenne la réponse mais simplement qu’on l’enregistre, pas plus qu’il ne recommandait d’alerter la hiérarchie en cas de doute. C’est écrit en toutes lettres dans le rapport d’inspection. Voilà comment le jugement humain et la responsabilité s’effacent devant un respect purement formel de la réglementation. Comment s’étonner ensuite que Daniel Bouton s’estime injustement attaqué ? Du bas jusque en haut de la hiérarchie, chacun a respecté les règles, par conséquent les catastrophes ne sont la faute de personne.
Chaque grande crise financière engendre dans son sillage de nouvelles lois destinées à corriger les failles que l’on estime avoir été à l’origine de la catastrophe. Il y a malheureusement un domaine qui échappe au pouvoir du législateur, c’est celui des mentalités. Or ce sont elles qu’il faut changer, ou à tout le moins tenter d’encadrer. Y parviendra-t-on ? Là est toute la question.