Bon, je l’ai enfin lu ce livre, vous savez, « Le Monde selon K ». Et j’ai du vérifier à plusieurs reprises que c’était bien de lui que j’avais entendu parler ces derniers jours. Il faut croire que oui, sauf à ce qu’un éditeur facétieux ait joué à glisser sous la jaquette un autre texte que celui d’origine. Je redoutais d’avoir à lire un pamphlet antisémite truffé de révélations fracassantes sur des pots de vin divers et variés. Avouez que c’est cela qui ressortait des débats autour de l’ouvrage. Eh bien croyez-moi sur parole ou allez vérifier, ce serait encore mieux, toute cette polémique relève de la caricature. Reprenons l’accusation d’antisémitisme : dans un livre de 324 pages elle repose sur un passage situé page 276 que je reproduis ici :
« En définitive, ce qu’il (Bernard Kouchner)ne cesse de partager et d’exprimer avec l’autre Bernard (BHL), c’est bel et bien la haine du gaullisme et de la philosophie politique qui le sous-tend : les valeurs de la Révolution française, de la Convention au Conseil national de la Résistance ; celles d’une indépendance nationale honnie au nom d’un cosmopolitisme anglo-saxon, droit-de-l’hommiste et néo-libéral, fondements de l’idéologie néoconservatrice que nos nouveaux philosophes ont fini par rallier ».
Avouez que l’actualité récente nous a confrontés à des déclarations autrement plus contestables. Ah, mais il y a le vilain mot « cosmopolitisme » me direz-vous. En effet, un mot qui a eu le malheur d’être utilisé par des gens peu recommandables et qui serait donc devenu inutilisable. Et puis quelques lignes au-dessus l’auteur désigne Bernard Henri Lévy non pas par ses fameuses initiales mais en l’appelant Lévy. Eh oui, l’auteur compare les deux Bernard, il n’est pas illogique que ça l’amène à écrire Kouchner et Lévy.
Un autre aspect du Monde selon K qui a suscité la polémique a été levé par Jean-Michel Aphatie. Voilà qui me désole car je suis de nouveau en désaccord avec son analyse alors qu’au fond je partage sa haute vision du métier. C’est sur les méthodes pour parvenir à un journalisme éthique et de qualité que nous nous séparons. JMA s’étonne que Pierre Péan commence son livre par une scène à Trouville lors de la coupe du monde de Rugby en 2007 où le Ministre des affaires étrangères, invité avec son épouse au Women’s forum, se lève la main sur le coeur en entendant l’hymne national britannique et se rassoit au moment de la Marseillaise. Et Jean-Michel Aphatie de s’indigner qu’un livre commence sur une telle scène sans explications complémentaires. Et alors ? Pierre Péan propose dans son livre de révéler une facette inconnue du ministre au-delà de l’image médiatique qu’on connaît par coeur. Et il trouve que cette scène étonnante amorce bien son propos, mais comment pourrait-il l’expliquer, il n’est pas voyant. Au passage, nous retrouvons là l’étonnant réflexe qui consiste, lorsqu’un journaliste livre une information dérangeante, à le sommer de se justifier au lieu de demander des explications à celui qui est concerné. C’est tout de même étonnant cette tendance chez mes confrères à vouer aux gémonies tous ceux qui trouvent de l’information, donnant ainsi à penser que le seul journalisme admissible dans ce pays est la synthèse de communiqué de presse, la présentation du 20h ou l’interview radio.
Mais revenons à la scène de Trouville, en fait, l’argument est le suivant : il suffit de rapprocher cet épisode du mot « cosmopolitisme » pour démontrer ce que le livre a, je cite, « de nauséabond, de frelaté, de louche », comprendre d’antisémite. Fallait-il qu’il y ait peu d’éléments au soutien de cette thèse pour qu’on en soit réduit à ce genre de contorsions interprétatives. Un mot, une scène, l’usage d’un patronyme au lieu de trois initiales, le tout sur 324 pages, c’est quand même très peu pour étayer une accusation aussi grave, non ? En tout cas, le but est atteint, on a créé la suspicion. Figurez-vous qu’après avoir lu les billets de JMA, j’étais convaincue qu’il avait raison. Il a fallu que je me plonge dans l’ouvrage pour constater par moi-même que je n’adhérais pas à cette approche. Mais combien ne le liront pas et véhiculeront sans la vérifier une analyse que, peut-être, ils n’auraient pas partagée s’ils avaient fait l’effort de s’en assurer….
Tous les professionnels de la communication savent qu’une fois qu’une information est lancée, vraie ou fausse, le mal est fait. On aura beau publier tous les démentis ensuite, seule la première idée restera gravée dans l’esprit du public. Pierre Péan a créé le doute sur l’éthique de Bernard Kouchner, mais au terme d’un long travail d’investigation et en avançant des faits, ce-dernier crée à son tour le doute sur la respectabilité des intentions de son accusateur. Un partout la balle au centre. Quoiqu’il advienne désormais, le public doutera à jamais des intentions de l’auteur et donc de la véracité de ce qu’il avance. Ainsi va notre société de communication. Toujours la forme l’emporte sur le fond, le préjugé sur le raisonnement, l’idée simpliste sur l’observation des faits, les attaques ad hominem sur les débats de fond.
Reste les conflits d’intérêt liés à l’activité de consultant. Tous ceux qui connaissent le couple Kouchner-Ockrent savent qu’ils sont ambitieux, mènent parfaitement leur barque et sont conscients de leur valeur qu’ils monnayent au plus juste de leurs intérêts. Après tout ils ont parfaitement raison, tant qu’ils ne dérapent dans le conflit d’intérêt. Pourquoi se taisent-ils tous ces témoins ? Pourquoi si peu de voix s’élèvent-elles pour soutenir Péan qui a eu le courage de révéler tout haut ce que tout le monde sait mais se contente de murmurer dans les dîners en ville ? A savoir que derrière l’image humanitaire de Bernard Kouchner et celle de journaliste intransigeante à l’américaine de son épouse, il y a une réalité économique qui, peut-être n’est pas tout à fait conforme à l’image idyllique qu’en a le public ? Parce que le couple les fait trembler, tous. Songez donc, l’un est au sommet de la politique, l’autre au sommet des médias, voilà de quoi tenir tout le monde en respect. Et lorsque ces informations finissent quand même par sortir sous la plume téméraire d’un journaliste, alors la réaction est immédiate, mieux vaut prendre parti contre celui qui a brisé l’omerta, il pèse mille fois moins lourd que les gens qu’il met en cause. Et les mêmes qui défendent officiellement le ministre se réjouissent secrètement à l’idée qu’enfin tout ceci se retrouve sur la place publique. C’est beau le courage.
Allons, quittons le joyeux univers de la polémique stérile à la française pour évoquer le coeur du livre, autrement dit ce qui occupe 288 pages sur 324 et dont personne ou presque ne parle : le fameux droit d’ingérence humanitaire défendu par Bernard Kouchner tout au long de sa carrière. C’est là-dessus que Péan se penche en suivant les grands combats, du Biafra au Kosovo en passant par le Rwanda ou le Darfour. Cette conviction qu’il faut intervenir partout ou des gens souffrent, sans se soucier ni des obstacles matériels, ni des enjeux politiques et militaires, ni même des risques d’erreur ou de récupération. Une démarche sous-tendue par un humanisme réel, mais aussi une vision profondément manichéenne du monde : il y a les bons et les méchants, les victimes et les bourreaux. Comme si les choses étaient aussi simples, en particulier les guerres. Tout au long du livre, Pierre Péan montre l’agacement du quai d’Orsay, la réticence des militaires, les protestations des associations humanitaires face aux coups d’éclats de Bernard Kouchner dont l’impact médiatique est décrit dans certains cas comme inversement proportionnel à l’efficacité sur le terrain. Et il invite le lecteur à réfléchir au-delà des apparences séduisantes. On referme le livre avec l’image en tête d’un Don Quichotte, monté sur un camion rempli de sacs de riz et suivi par une meute de journalistes, traversant des villages semés de cadavres sous le regard de quelques survivants affamés. C’est beau, c’est noble, mais est-ce la bonne manière de faire ? Faut-il adhérer ou non à ce droit d’ingérence humanitaire ? Vaste question.
Au fond, il n’y a qu’une ombre pour moi dans ce livre, c’est le conflit personnel que l’auteur avoue à deux ou trois reprises entretenir avec l’objet de son enquête. Mais justement, il le dit, et c’est honnête. Le lecteur est ainsi en mesure de se faire son opinion.
Comme l’écrivait Flaubert : « Il ne faut pas toucher aux idoles, la dorure en reste aux mains ».