France 2 a diffusé hier un numéro d’Enquête exclusive de l’excellente émission « Faites entrer l’accusé »sur l’affaire Gregory. Comme nous avions débattu toute la journée d’Outreau, je n’ai pu m’empêcher de faire un parallèle entre les deux affaires. Les points communs sont troublants. D’abord, un juge trop jeune dont les épaules à l’évidence ne sont pas taillées pour porter un tel dossier mais qui tente de faire bonne figure. Ensuite, un corbeau qui perturbe les enquêteurs et donne à l’enquête criminelle un aspect profondément sordide. Dans l’affaire Gregory, il enveloppe le clan d’une dimension maudite et incite à penser que tout est possible, en particulier le pire, l’inconcevable. Dans l’affaire Outreau, c’est bien entendu Myriam Badaoui. Elle n’est pas tout à fait un corbeau dès lors qu’elle n’est pas anonyme, mais elle fonctionne sur le même modèle, la dénonciation maladive qui esquisse le scénario d’une affaire monstrueuse. Et puis l’expert. L’expert qui confirme ou n’infirme pas l’ébauche du dossier, dans un cas en désignant Bernard Laroche puis Christine Villemin comme l’auteur des lettres anonymes, dans l’autre en validant la parole des enfants. Et le juge dans tout cela ? Que se passe-t-il dans son esprit pour qu’il adhère ainsi à la vision des faits qu’on lui présente ? Faut-il mettre sur le compte de la jeunesse une telle propension à vouloir concevoir l’inconcevable ? Dans l’affaire Gregory la mère qui tue son enfant, dans le dossier Outreau l’existence d’un réseau pédophile qui va jusqu’à englober un handicapé mental incapable de s’habiller seul mais jugé en mesure de violer un enfant. Voilà qui reste un mystère.
Dans les deux cas, les dossiers sont quasiment vides, les faits s’obstinent à démontrer le contraire des théories, les avocats hurlent mais personne ne les entend. Evidemment, il y a un autre point commun dans ces affaires, c’est l’enfant. Peut-être au fond que le fait de toucher un enfant équivaut à franchir une ligne au-delà de laquelle tout devient possible, où chacun perd le sens commun et se retrouve prêt à croire n’importe quelle horreur. Il y a dans ces affaires quelque chose qui demeurera à jamais mystérieux mais qui tourne sans doute autour de la fascination du mal. Toutes les peurs collectives, les préjugés, les croyances se cristallisent sur le dossier. Les protagonistes deviennent secondaires, la vérité accessoire, c’est le triomphe du fantasme. Rien n’illustre sans doute mieux le phénomène que la réaction de Marguerite Duras qui publia à l’époque de l’affaire Gregory un article dans Libération où elle imputa le meurtre à Christine Villemin, le qualifiant de « sublime, forcément sublime ». Elle y voyait en effet l’expression d’une révolte contre la condition féminine….De même que le juge sans doute croyait tenir l’affaire de sa vie, la presse un réservoir d’articles à sensation, le public une histoire à faire frissonner les âmes à l’heure du dîner.
On dit qu’il faut tirer les leçons d’Outreau, certes, mais lesquelles ? « L’expérience est une lanterne que l’on porte accrochée dans le dos et qui ne sert qu’à éclairer le chemin déjà parcouru » dit un proverbe chinois. Le législateur est intervenu pour corriger tout cela et il y travaille encore. L’affaire est dans tous les esprits, la peur de la voir resurgir incite chacun à corriger son comportement. On ne croit plus les enfants, on pense à réformer l’instruction. Fort bien. Mais je crains que le mélange détonnant de peur collective et de dénonciation soit sans remède.