Allons bon, voici que mon éminent confrère Jean-Michel Aphatie reprend le flambeau de l’éthique journalistique pour s’indigner de l’article du Parisien sur Jérôme Kerviel paru ce matin. Je ne saurais lui reprocher de jouer les gardiens de la vertu dès lors que je suis moi-même persuadée que le journalisme du 21ème siècle sera éthique ou ne sera pas. Mais éthique ne signifie ni naïf, ni à plat ventre.
Ce qui indigne Jean-Michel Aphatie, c’est que visiblement ce papier est le produit de ce qu’on appelle, dans le jargon des communicants, des « rencontres informelles » et non pas d’une interview accordée officiellement en vue de sa publication.
Voyons cela de plus près. Il existe bien des façons de rencontrer des journalistes. D’abord la conférence de presse où on les convoque officiellement pour leur annoncer un événement dont on espère bien qu’ils le relateront. Dans ces cas là, on estime que les propos sont entièrement publics de sorte que même dans les journaux où l’on a l’habitude de faire relire les citations avant parution (presse quotidienne économique et presse spécialisée), on s’affranchit de cette règle et l’on raconte au lecteur l’information reçue et les commentaires qui ont suivi en citant leurs auteurs.
Bien entendu c’est off !
A côté de cela, il y a le rendez-vous en tête à tête fixé dans le but de publier des citations dans un article ou une interview (c’est-à-dire le retranscription d’une discussion en intégralité). C’est aussi officiel. Et, enfin, dans des cas plus rares, il existe des entretiens absolument « off » où l’on nous confie des informations à la condition expresse que nous ne révélions pas la source mais en espérant bien que l’information, elle, sortira. C’est ça, le vrai off, celui que l’on doit protéger à tout prix et qui nous astreint déontologiquement parlant à des règles absolues de secret, mais c’est le secret de la source, pas celui de l’information.
En fait, il y a encore une autre formule qui se développe actuellement, beaucoup moins claire, et que personnellement je déteste : la rencontre informelle. Ah ! la belle chose que voilà. On convoque plusieurs journalistes dans une sorte de conférence de presse Canada dry : c’est une réunion d’information entre d’une part quelqu’un qui a un message à délivrer et d’autre part des professionnels de l’information, on y discute, pose des questions, obtient des réponses, mais halte là ! il ne faut rien dire au lecteur, c’est entre nous ! Les ministères en sont friands, la rencontre informelle leur permet de faire passer des messages, de fournir des explications techniques qui ne donneront pas lieu à des articles relatant la rencontre mais irrigueront les articles suivants. Exemple : un ministre annonce une réforme = article. Son cabinet une semaine plus tard assure le suivi auprès de la presse et fournit des explications = pas d’article, ce n’est pas officiel. Les politiques ne sont pas les seuls, on connait bien ça aussi dans le monde économique, cela se traduit souvent par des déjeuners et dîners, « informels » comme on dit, comprenez « off ».
Quel est au fond le but de ces fameuses « rencontres informelles » ? Créer une complicité avec la presse, faire passer sa vérité, mais pas officiellement, il ne faut pas que ça se voit, forcément c’est de la stratégie d’influence et l’influence comme chacun sait a horreur de la lumière. C’est un animal nocturne, discret, furtif.
Stratégie d’influence
Mais revenons à notre affaire. Pourquoi croyez-vous que le trader, entouré de ses avocats, convoque des journalistes et leur parle en off depuis des mois (c’est Jean-Michel Aphatie qui le dit) ? Pour défendre sa cause bien sûr sans heurter les magistrats qui n’apprécient guère, et on les comprend, que la presse en sache plus qu’eux, et pour contrer le puissant adversaire (la Société Générale) en présentant sa vision de la situation. Voici donc les journalistes pris au coeur d’un affrontement titanesque entre le trader le plus médiatique du moment et l’une des plus puissantes banques française. Est-il seul, perdu, Kerviel, est-il la victime des vilains journalistes ? Du tout, il est en pleine stratégie de défense médiatique et judiciaire accompagné de ce que le barreau fait de mieux en matière de défenseurs. Personne ne me fera croire que mes confrères sont plus malins que ces avocats-là et que le rapport de force est à leur avantage. Nous ne sommes pas des imbéciles, je le répète à longueur de billets, mais là franchement, on a affaire à de sacrés pointures question stratégie, dialectique, utilisation du pouvoir des mots pour convaincre et tout le toutim.
Je veux bien que l’on puisse reprocher aux journalistes d’avoir brisé ce drôle de « off » stratégique et, de surcroît, le matin d’un rendez-vous chez le juge, au risque d’irriter celui-ci. Le Parisien est un bon journal, gardons-nous de croire qu’il l’a fait sans réfléchir et de lui jeter la pierre aussi vite. Et surtout, bon sang, ne soyons pas naïfs au point d’opposer le gentil et fragile Kerviel aux méchants journalistes sans foi ni loi.
Quand on parle à un journaliste, il faut en assumer les conséquences. Et qu’on n’essaie pas de me faire croire qu’on nous parle dans l’espoir fou qu’on se taise ! A chaque fois qu’un de mes interlocuteurs me regarde avec un air complice en me disant « bien entendu c’est off », j’ai envie de lui éclater de rire à la figure et de lui dire : « mais si c’est « off » mon grand, pourquoi tu me le dis ? » Fumisterie. Si on tient vraiment au silence, on fuit la presse, sinon, on assume. Et on s’abstient surtout de jouer les vierges effarouchées quand ce qu’on a dit finit pas sortir dans les journaux. Car c’était bien le but, n’est-ce pas ? Alors bien sûr, on aurait aimé que mes confères demandent l’autorisation de publier l’article, que les avocats fixent eux-mêmes la date de parution qui leur convenait le mieux, et puis valident aussi le contenu, hein, tant qu’on y est ? Pardonnez-moi, mais en l’état de ce que savons du dossier, la faute déontologique n’est pas évidente. Car après tout, cultiver notre indépendance et la faire respecter, c’est aussi une régle déontologique, c’est même la principale et celle aussi qui est actuellement la plus en danger. Je ne suis pas certaine ici qu’il fallait la sacrifier au profit d’un « off » d’influence dans le cadre d’une stratégie judiciaire. Nous travaillons pour les lecteurs, c’est-à-dire le public, pas pour la défense des intérêts de ceux qui se retrouvent dans nos colonnes. Même si certains, y compris dans ma profession, ont encore du mal à le comprendre.
On ne pose pas ces questions-là….
Avez-vous vu les Infiltrés hier soir sur France 2 ? L’émission était consacrée au travail précaire. Une journaliste a tenté l’expérience chez un hard-discounter, puis dans une société de télémarketing et enfin dans une grande surface. Cette dernière infiltration était la plus intéressante. Embauchée en CDI pour installer les rayons entre 6h du matin et 13h (en continu avec pause de 20 minutes), au bout d’une semaine elle demande à la DRH :
« – qu’en est-il des heures supplémentaires ?
– elles ne sont payées que si votre chef vous le demande, sinon on ne les règle pas. Vous imaginez, certains discutent dans les rayons et ensuite viennent dire qu’ils sont restés plus longtemps, ce n’est pas possible.
– mais si on reste plus longtemps pour finir ?
– vous n’avez pas à rester plus longtemps.
– et les syndicats, il y en a dans l’entreprise ?
– non, pourquoi demandez-vous cela ? »
Quelques heures plus tard dans le bureau d’un « chef » :
« – Votre contrat s’arrête ici, ça ne va pas le faire.
– Ah bon, mais hier on était content de moi, que se passe-t-il ?
– c’est vos questions.
– quelles questions ?
– sur les heures supplémentaires et les syndicats, on ne pose pas ces questions-là, ça déplait à la direction. Il ne faut pas demander des choses comme ça ».
Ah ! la belle réflexion que voilà, « on ne pose pas ces questions là ». Non bien sûr, c’est totalement indécent de se renseigner sur ses droits, c’est le signe d’un tempérament hautement subversif ! A dégager la révolutionnaire, le grand soir c’est pas chez nous que ça se fera.
Cela méritait d’être entendu, non ? Maintenant, à l’attention des détracteurs de l’émission, que ce serait-il passé si la rédaction avait réalisé un reportage classique avec demande officielle d’interview ? Je vais vous le dire, les journalistes auraient dû mener des négociations serrées durant des jours, voire des semaines, avec les services communication des groupes de distribution (laisser traîner le dossier permet d’espérer que le journaliste se décourage ou trouve quelqu’un d’autre à ennuyer) pour aboutir soit à un refus (ces enseignes préfèrent « communiquer » en ce moment sur le pouvoir d’achat et la baisse des prix que sur le traitement de leurs salariés), soit à une visite officielle en grandes pompes du fleuron social du groupe, à supposer qu’il existe.
Il est évident que la caméra cachée et la dissimulation d’identité ne doivent pas être utilisées à tort et à travers, mais ici ce n’était pas le cas. Ce qui me ramène toujours à la même conclusion : notre métier consiste à prendre des risques pour dépasser l’information officielle, le tout est de le faire avec une vigilance extrême pour servir l’information en évitant les dérapages. C’est plus compliqué que de s’abstenir, mais tellement plus utile.
Note : j’ai reconstitué les dialogues de mémoire, c’est la substance des entretiens à défaut d’être les mots exacts. Il y a sur le site de l’émission un extrait vidéo de l’enquête, je n’ai pas eu le temps de le visionner. Allez voir, s’ils ont choisi cet épisode, vous constaterez que c’est édifiant…