Je viens d’assister à une conférence de presse donnée par un grand groupe international de conseil dans un lieu branché du 8 ème arrondissement de Paris. Des experts mondialement renommés qui proposent de l’audit, des services juridiques et tout un tas d’autres conseils sophistiqués. La crème de la crème, leur signature vaut de l’or. La séance aurait sans doute été intéressante, si mon amie la communication n’y avait mis son grain de sel. J’avais en face de moi une dizaine de quinquagénaires en costumes sombres, mine sévère et cravate discrète. Ce ne sont pas des drôles les auditeurs, la com’ aurait dû les entraîner à s’exprimer, elle a préféré les briefer pour qu’ils s’expriment en novlangue, autrement dit qu’ils se taisent. C’est le fin du fin pour la com’, convoquer des journalistes pour occuper l’espace médiatique tout en ne disant absolument rien.
L’objet de la réunion ? Présenter les résultats annuels du réseau. Ces firmes clôturent au 30 juin, d’où le décalage de leur communication financière. Si vous saviez, mes amis, cette langue de bois qu’on nous a servie. C’est la crise ? Mais non bien sûr. Les résultats de la firme sont en croissance dans toutes les branches d’activité. Vous ne me croyez pas ? Je vous explique donc la mécanique.
De la com’ à la réalité
Bien sûr que c’est la crise. Mais en communication, on apprend à brouiller les messages. Ici, il s’agissait de faire passer en douceur l’idée que la grande entreprise continuait de prospérer. C’est ainsi que chaque associé de département a annoncé des progressions de chiffre d’affaires comprises entre 4% et 18% ! Ce faisant, on signifie : « les autres vont mal, nous ça va ! » Et on nous explique que c’est parce qu’on est meilleurs que les autres.
Décryptage de cette incroyable bonne santé : ce cabinet repose à 45% sur l’audit, lequel relève quasiment de la vente forcée, c’est une obligation légale et les acteurs du marché capables d’auditer les comptes des grands groupes cotés ne sont que 4 . Bien sûr, la rentabilité est modeste, mais les mandats qui les lient aux entreprises durent six ans, donc c’est un confort proche du fonctionnariat en terme de business. Songez donc, ils ont facturé plus de 600 millions d’euros d’honoraires aux sociétés du CAC 40 en 2007 rien que pour contrôler leurs comptes !
Ce qui met du beurre dans les épinards ? Le conseil, 55%. Celui-là aussi se porte bien, pour l’instant. Je vous explique pourquoi : d’abord parce que les compte sont arrêtés au 30 juin alors que la situation a dérapé franchement en septembre. Ensuite, parce que les effets d’une crise se répercutent en un ou deux ans sur le secteur du conseil. Il faut laisser le temps aux entreprises de tailler dans leurs budgets, de finir de boucler leurs opérations et de payer les factures. Cela étant, c’est moi qui souligne, car évidemment, on ne nous l’a pas précisé.
Autre signe de bonne santé ? Les recrutements. Il y en a eu plus de 1000. Traduction de la com’: nous sommes en pleine santé. Vérité : l’audit est la valeur refuge des jeunes diplômés en période de crise. Ces cabinets qui sont fortement concurrencés en temps normal par les banques d’affaires peuvent en ce moment faire leur marché tranquillement, ils en profitent. Quitte à trier ensuite pour ne garder que les meilleurs qu’ils auront embauchés sans doute à prix cassés compte-tenu du contexte.
Ah ! la novlangue
Pour le reste, on m’a servi un discours auquel je n’ai rien compris malgré dix ans de pratique intensive de l’exercice. Il faut dire que je développe une allergie violente à la novlangue. Je vous cite quelques uns de ces mots creux :
– organisation en silo : très à la mode aussi dans les banques, incompréhensible bien qu’imagé,
– niche de proximité : n’ayant ni jardin ni chien, je ne comprends pas,
– matriciel : ésotérique appliqué à une organisation d’entreprise, j’ai interrogé un ami ingénieur spécialisé en management, il a éclaté de rire, le mot n’a aucun sens, c’est bien ce que je pensais !
– approche communautariste des clients : là je peux vous expliquer, en fait c’est du conseil mais le conseil n’est plus différent de vous, il devient votre double, votre jumeau, il est Vous, n’est-ce pas que c’est innovant ? Vous avez aussi, si vous le souhaitez, la version plus sophistiquée : approche de partage réel communautaire. La juriste que je suis ne peut s’empêcher de songer sadiquement : et si la boite conseillée fait faillite, le conseil par approche communautaire s’associe spontanément au règlement du passif en puisant sur sa cassette personnelle, je présume ?
Chaque directeur de département a fait le bilan de son activité en ces termes. J’avais mal pour eux. Et lorsqu’ils ne s’exprimaient pas assez fort, la dir’com, qui s’ennuyait un peu dans sa mini-jupe, les rappelait à l’ordre, histoire de mettre en valeur son immense science de la communication : pour être entendu par une assemblée, il faut parler à haute et intelligible voix ! Avouez que je vous ouvre des perspectives infinies en vous révélant pareil scoop. Eh oui, c’est une vraie science la communication. Entre nous, ces mots-là, ils auraient bien pu les hurler façon Johnny à Bercy en duo avec Lara Fabian, je ne les aurais pas mieux compris, ils n’ont aucun sens.
Du coup, nous les journalistes en face on a eu bien du mal à poser des questions. Et c’est çà, la grande force de la communication : paralyser les esprits. Comment voulez-vous penser sans mots, raisonner sur des concepts creux, réagir en posant des questions si on ne vous a rien dit ? Personne ne comprend de quoi on parle, même les chiffres n’ont plus de sens. Quel dommage, nous traversons une période difficile, certes, mais passionnante. Et ces gens, dont le métier est d’être au chevet des entreprises, qui sont implantés dans le monde entier, avaient sans doute plein de choses passionnantes à dire. Mon amie la com’ en a décidé autrement. Elle les a obligés à exprimer en novlangue le fait qu’ils étaient les meilleurs et que la crise n’avait aucune incidence sur eux. Comme ils nous auraient intéressés pourtant s’ils avaient parlé franchement. Comme nous aurions aimé, nous les journalistes, débattre avec eux pour vous expliquer ensuite, amis lecteurs, la manière dont ces spécialistes analysaient les effets de la crise et les conséquences sur leur activité de conseil. Et le mieux, c’est que ça les aurait vraiment valorisés.
En sortant sous la pluie glacée, j’avais le blues, ce n’est pas pour assister à de telles pitreries que je suis devenue journaliste…Je n’écrirai pas d’article, pour dire quoi d’ailleurs, le communiqué de presse est en ligne sur le site de la boite, c’est amplement suffisant.