Dans son dernier billet consacré notamment à Rachida Dati, Philippe Bilger confie ses interrogations, légitimes, quant à l’anonymat de Dadouche et de Gascogne, ses collègues qui écrivent chez Eolas. Et ce magistrat très estimé d’écrire : » La liberté de l’expression, la spontanéité de l’opinion, l’immédiateté de la réaction, les forces et les faiblesses d’une intervention purement personnelle ont, à mon sens, pour nécessaire contrepartie la présentation d’un visage, la lumière d’une personnalité et l’offrande de soi pour être aisément et sans détour criblé de flèches, couvert d’éloges ou, ce qui est pire, apprécié avec une tiède neutralité ». Quelle jolie plume ! Je ne me permettrais pas de répondre à la place de Dadouche et de Gascogne, je ne les connais pas et j’ignore les raisons profondes qui ont motivé leur choix de rester anonyme, même si je les devine. En revanche, je puis vous exposer les miennes, ce qui me permettra au passage de m’expliquer devant les lecteurs de ce blog.
Ah ! L’anonymat
C’est une vraie question que celle de l’anonymat. Personnellement, j’ai découvert ce statut étonnant en commentant chez Eolas. C’était il y a un peu moins d’un an. Au moment de poster mon premier commentaire, j’ai cherché un pseudonyme, plus dans l’idée de m’intégrer à cette culture nouvelle pour moi que dans un esprit de dissimulation. Quoique, je dois avouer que l’exercice consistant à rédiger quelques lignes sur un blog m’impressionnait. Allez savoir pourquoi. Sans doute parce que l’exercice était inédit, que j’avançais en territoire inconnu et que je fais particulièrement attention à la réputation de ma signature. Quand on est journaliste free lance, on a que cela à vendre pour se nourrir. C’est infiniment fragile. Le pseudo pour ce premier commentaire m’est donc apparu comme une protection bien utile. Après tout, si je violais quelque coutume non écrite de la blogosphère, il me suffirait de disparaître ou de changer de masque. C’est là qu’est née Aliocha. Pour ceux qui se poseraient la question, Aliocha est le diminutif d’Alexeï en russe. Celui auquel je fais référence est l’un des frères Karamazov. Dostoïevski est à mes yeux le plus grand écrivain ayant jamais existé, les Frères Karamazov est son meilleur roman, Aliocha, son plus beau personnage. « Mais c’est un homme et vous êtes une femme ! ». En effet, je l’ai fait exprès. J’ai horreur des préjugés entourant l’expression de la pensée féminine. Il me semble toujours qu’elle vaut moins que celle d’un homme, qu’elle est sujette à caution. J’ai voulu brouiller les cartes, par jeu, c’est mon côté facétieux. Bref, Aliocha a commencé à vivre sous mes yeux et à gagner une autonomie similaire à celle d’un personnage de roman. C’était moi sans être tout à fait moi. Une sorte de passionnaria de la presse osant affronter Eolas pour défendre son métier, alors que je suis au fond un être pacifique et totalement allergique aux conflits. En ouvrant ce blog, je me suis demandée si j’allais le faire sous ma véritable identité. Beaucoup d’amis, connaissant ma passion de l’écriture et du journalisme me recommandaient depuis des mois d’ouvrir un blog. « C’est là que tout se passe maintenant, me disaient-ils, en plus tu serais libre d’écrire ce que tu veux ». Ah bon ! En y réfléchissant bien, je me disais que c’était plutôt le contraire. Quand j’écris dans la presse, je peux espérer la protection de mon rédacteur en chef contre les contestataires professionnels. Mais sur un blog…Par ailleurs, je n’aurais pas échappé à l’auto-censure, bien au contraire. Qu’allais-je pouvoir écrire de plus que dans les journaux ? J’aurais tout au plus fait comme mes confrères, livré les rushs, avec le risque qu’on vienne me reprocher l’exercice de cette liberté. Dans ces conditions, Aliocha est apparu comme La solution ! Pour tout vous dire, je n’ai même pas prévenu mes amis de l’ouverture de ce blog, ce masque protecteur m’offre un tel repos de l’âme. Ecrire sans se soucier de ce que vont penser ceux qui vous connaissent, ceux avec qui vous travaillez, vos employeurs. Si vous saviez ce que c’est bon. Et en plus c’est indispensable. Imaginez un instant que vous sachiez qui je suis. La tentation serait forte d’aller voir où j’écris, de rechercher si mes critiques contre la presse ne portent pas sur les titres auxquels je collabore, de faire des rapprochements hasardeux. La loyauté m’obligerait donc à modérer mes propos pour ne pas mettre mes employeurs dans l’embarras. Souvenez-vous, c’est ce qui est arrivé à Laurent Bazin, sa chaine lui a demandé de fermer son blog, estimant que sa liberté de ton était inopportune. Je m’exposerais à mon humble niveau au même problème.
Précieuse liberté
Grâce à Aliocha, j’écris ce que je veux sans risquer d’interférer avec ma vie professionnelle et je suis donc libérée de l’auto-censure. Cela étant dit, qu’on se comprenne bien. L’utilisation d’un pseudonyme n’est certainement pas à mes yeux une licence pour écrire n’importe quoi. Sur le Net comme ailleurs, les règles de la liberté d’expression s’appliquent dans toute leur force et l’auto-censure subsiste. Il fut un temps où c’était l’Etat qui censurait la presse. Aujourd’hui ce sont les mille intérêts privés susceptibles de brandir l’injure, la diffamation, l’atteinte au secret des affaires, à la vie privée…dans les journaux papier comme sur le web. Qu’importe s’ils ont raison ou tort, il faut affronter la procédure et ses tracas en tous genres. Par conséquent, je respecte ici aussi scrupuleusement que dans l’exercice de mon métier, la réglementation mais aussi les impératifs de la prudence et me tiens soigneusement éloignée des zones à risque. Ensuite, je n’écris rien sur mon blog dont je devrais avoir à rougir si mon anonymat devait un jour être levé. Par conséquent, le masque ne déresponsabilise pas, il émancipe tout au plus de quelques contraintes superflues. A ceux que le sujet de l’identité intéresse, je recommande la lecture d’un admirable roman de Daphné Du Marier intitulé « Le Bouc-émissaire ». Elle y met en scène deux hommes à la ressemblance parfaite qui échangent leur vie, et pose cette question aussi intéressante que dérangeante : que ferions-nous si nous n’étions plus responsables de notre identité ? Son hypothèse est purement théorique mais passionnante.
Laissez-nous nos masques !
Voilà Monsieur Bilger. J’admire votre indépendance d’esprit et votre courage. Vos billets montrent que vous n’hésitez pas à prendre le risque de déplaire pour affirmer votre pensée et que vous échappez aux pièges de la langue de bois avec toujours beaucoup de délicatesse et d’élégance. Il me semble cependant que votre carrière, votre âge et votre réputation vous accordent une relative protection à laquelle tout le monde ne peut pas prétendre. Personnellement, j’ai 38 ans, je suis journaliste free lance, mes employeurs peuvent décider du jour au lendemain de ne plus faire appel à moi. La liberté d’expression est un exercice infiniment délicat. Vous seriez surpris de voir le nombre de protestations plus ou moins fondées que reçoit un directeur de la rédaction tous les jours. Certaines sont proprement ahurissante, croyez-moi. Fort heureusement, la presse est relativement protégée par son statut. Ce n’est pas mon cas, et ce n’est sans doute pas celui de nombre de blogueurs écrivant sous le couvert d’un pseudonyme. Laissez-nous nos masques, c’est la liberté des humbles. Et acceptez de nous juger uniquement sur nos écrits. Après tout, il me semble que c’est une des grandes vertus du web que de permettre d’être apprécié rien que sur l’intérêt et la qualité de ce qu’on produit.